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Rétrospective Barjac m’en chante 2019 – 5/6

BARJAC M’EN CHANTE

Mercredi 31 juillet 2019

Lise Martin & Valentin Vander ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Presque un cri… Ce mercredi à la salle Trintignant, Lise Martin et Valentin Vander avaient pris date pour donner au public ce spectacle concocté à partir des chansons de Vladimir Vissotsky. Une nouvelle fois on refusa du monde à l’entrée tant la demande était importante. Les chanceux présents dans la salle ont donc pu profiter du travail effectué par les artistes ; adapter, traduire les chansons de cet auteur russe qui était interdit d’antenne dans son pays, ses écrits n’ayant pas l’heur de correspondre à la ligne artistique du régime soviétique… Artiste éminemment politique donc, éminemment poétique aussi, personnage hors du commun, les chansons de Vissotsky ont connu le succès sous le manteau. C’est donc ici à une expérience salutaire que se sont livrés Lise Martin et Valentin Vander : donner à entendre en français dans le texte les chansons de Vissotsky. Travail d’adaptation réussi, le spectacle vaut déjà par cette restitution. On en sort cependant frustré d’un complément d’âme – et d’information – que l’on aurait aimé trouver. Les titres s’enchaînent – c’est le parti pris du spectacle – sans mise en perspective, ni mise en récit. Une théâtralisation de l’ensemble, espiègle, serait bienvenue et contribuerait à dynamiser, enrichir et mettre en valeur ce travail méritoire d’adaptation. Un document biographique distribué à la sortie ne vient pas donner chair à l’écorché Vissotsky, à son histoire tourmentée, son esprit impétueux. En fin d’après-midi Lizzie, seule en scène, armée de sa guitare folk et une maquette de caravelle pour tout décor, nous emmène en voyage pour nous faire découvrir notamment les plages de Navigante, album paru en 2015. Un beau moment dans lequel  vient s’immiscer le fado, porté par une voix incroyable.

Jean-Louis Bergère ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Puis Jean-Louis Bergère entre en scène. L’auteur-compositeur-interprète pratique une chanson qui n’est pas exactement le format attendu par nombre d’adeptes d’une écriture traditionnelle. Aussi sa prestation a-t-elle été largement commentée, ne laissant personne dans la demi-mesure. Tant mieux, serait-on tenté de dire. L’artiste qui arrive tant à rassembler qu’à diviser a déjà gagné la partie. Que lui reproche-t-on à Bergère ? D’être replié sur lui-même et d’oublier un peu le public. Cela n’est pas complètement faux et c’est inhérent à sa démarche. Quoi d’autre ? D’avoir livré un concert monotone, monocorde. Là, ça se discute. En résumé, nous pourrions dire simplement que les chansons de Bergère, objets musicaux compacts et globaux plutôt que chansons classiques, ne se laissent pas dompter aisément, ne s’apprivoisent pas comme un couplet-refrain. Et nous n’avons rien ici contre le couplet-refrain, la comparaison n’existe que pour signifier qu’avec Bergère il faut comme accepter un pacte, celui de se laisser embarquer sans chercher un retour sur investissement immédiat. Le plaisir – s’il doit venir – viendra du lâcher-prise, de l’abandon que l’on s’autorisera pour embarquer sur une musique planante, véhiculant des textes faussement hermétiques. Car Bergère manie la langue avec finesse, rigueur et exigence. Ce songwriter angevin peint le sensible, creuse l’âme avec délicatesse à la recherche du sentiment naissant. A-t-on jadis reproché à Nathalie Sarraute de travailler sur l’informulé, d’être à l’affût du trouble intérieur pour révéler l’indicible en chacun de nous ?

Frédéric Bobin ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Le programme du soir à l’espace Jean-Ferrat avait été remanié quelques semaines avant le festival. Michèle Bernard, accidentée en début d’année et toujours en convalescence fin juillet, ne pouvait venir chanter et ouvrir la soirée avec Monique Brun comme cela avait été programmé initialement. Ce sont donc Frédéric Bobin et Hélène Piris – la seconde accompagnant le premier au violoncelle et aux chœurs – qui ont fait leur entrée dans la cour du château. Dès les premiers instants, le public les acclame avec ferveur et on les sent heureux tous deux d’être là, à cette place, deux ans après avoir expérimenté le chapiteau. Sans surprise, Frédéric Bobin déroule son set habituel, celui qu’il joue depuis un peu plus d’an et la sortie de son très bel album, Les larmes d’or. De la chanson folk made in France que ne renieraient ni Bob, Bruce ou Leonard. Entre tendre nostalgie et ballades sociales lumineuses et généreuses, c’est toujours un beau moment que de retrouver Bobin sur scène.

Marion Rouxin ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Pour boucler la soirée, Jean-Claude Barens avait donc dû pourvoir au remplacement d’Un p’tit rêve très court, le spectacle de Michèle Bernard et Monique Brun. Et c’est à Marion Rouxin que revenait cette mission délicate, accompagnée au piano par son alter ego Edouard Leys. Soyons succinct et concis : ce spectacle nous a emballés autant que le Gaston moins le quart de Romain Lemire dont nous parlions plus haut. L’autre – c’est le nom du spectacle et de l’album paru en début d’année – est d’une inventivité incroyable. Un régal autant pour les oreilles que pour les yeux, un spectacle musical, de danse et un tour de chant tout à la fois. Un spectacle qui rend hommage à la chanson dans toute son étendue, capable de donner à entendre des morceaux les plus traditionnels jusqu’aux plus modernes, utilisation du vocodeur en prime. Edouard Leys aux pianos est épatant, Marion Rouxin à la voix, aux percussions, au piano aussi parfois est renversante de vitalité, de précision dans le chant et dans les mouvements. Derrière le rythme et les performances vocales, il y a un propos, fort et humaniste, qui repose sur l’altérité. Sur la relation que nous avons à l’autre, aux autres. Une leçon de vie, absolument, un des moments forts de Barjac 2019. En guise de final, Marion Rouxin, Édouard Leys, Frédéric Bobin et Hélène Piris se rejoignent sur scène pour interpréter Maintenant ou jamais, une chanson de Michèle Bernard. Belle idée, belle générosité.

A suivre…

David Desreumaux


 

 

Reportage paru dans le numéro 13 de la revue Hexagone.


Photos ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur    

Rétrospective Barjac m’en chante 2019 – 4/6

BARJAC M’EN CHANTE

Mardi 30 juillet 2019

Christian Camerlynck ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Christian Camerlynck nous donnait rendez-vous l’après-midi, en compagnie de Nathalie Fortin au piano, pour dire et chanter essentiellement Gilles Vigneault. Il en ressort un moment de douceur, une pause dans un monde qui n’en finit pas d’aller vite, trop vite, trop mal. Les mots de Vigneault sont ceux de la sagesse, de l’appel à la raison. Ce sont les mots, bien souvent avant-gardistes pour ne pas dire prophétiques, d’un écologiste avant l’heure. Un homme, natif de Natashquan, qui de longue date a mal à la Terre et aux hommes. Dans la bouche de Christian Camerlynck, autre humaniste chantant, Vigneault nous parvient comme un courant d’air frais et vivifiant. Et quelle belle idée de la part de Christian, partageux entre tous, d’inviter le temps d’une chanson chacun Michel Bühler (autre « vigneaultphile ») et Gilbert Laffaille.

 

 

David Sire & Cerf Badin ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Zoé Simpson et Pierre-Paul Danzin se partagent l’après-midi sous le chapiteau et nous nous retrouvons le soir, dans la cour du château pour deux spectacles de très haut vol, de très haute tenue. L’ouverture de la soirée revient à David Sire et Cerf Badin pour ce spectacle d’arts mêlés que nous avons adoré et vu déjà à plusieurs reprises (voir portrait de David Sire, Hexagone n°3 – Printemps 2017). Avec, c’est le nom du spectacle, conjugue chanson, bidulosophie, danse, cirque, transe et  philosophie. La philosophie dans le sens où elle demande à s’étonner de tout. Tout s’enchevêtre et se télescope dans ce spectacle qui tire l’humain vers le haut, invite à faire « avec » plutôt que sans, avec ce qu’on a ou ce qu’on est. Hymne à la générosité d’urgence, il se dégage une poésie folle de ces tableaux hauts en couleur d’où surgissent des pompes à vélo, des ballons, des personnages désarmants entre réel et imaginaire, un chanteur lunaire échevelé et un guitariste clown blanc des plus talentueux. Fatracadabrantesque et jubilatoire. Public debout.

 

 

Thomas Fersen ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Pour achever la soirée, Thomas Fersen arrive en chemise de nuit, bonnet de nuit sur le crâne et bougie à la main. Il lance alors un « Et si on allait se coucher ? », et paradoxalement entame son tour de chant. Un tour de chant fort théâtral et on ne s’en plaindra pas. Présente-t-on encore celui qui en vingt-cinq ans a construit une œuvre essentielle en matière de chanson ? Essentielle dans le sens où elle n’a pas sa pareille, cheminant entre littérature et poésie dans le sillon du plus parfait esprit français qui n’aurait déplu ni à La Fontaine ni à Rabelais. Mes amitiés à votre mère, le spectacle présenté à Barjac, ne nous apprend pas autre chose de ce surdoué qu’est Fersen. Alternant monologues en vers parlés et monologues chantés, seul en scène derrière un Steinway demi-queue, Fersen exécute nombre de ses standards ainsi que les nouveaux morceaux de l’album à paraître à la rentrée, C’est tout ce qu’il me reste, dans lequel la gauloiserie est présente à chaque instant. Avec toujours la forme et l’esprit fin qu’on lui connaît. Doté d’un métier remarquable et d’une justesse impressionnante dans la diction, sur scène Fersen fait mouche à chaque fois, qu’il soit dans un rôle de comédien, de poète ou de musicien. Chaque geste, chaque mot produit est juste, sans artifice. Indéniablement, Fersen est un des tout grands de la chanson.

A suivre…

David Desreumaux


 

 

Reportage paru dans le numéro 13 de la revue Hexagone.


Photos ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

 

 

Hildebrandt – Ballet masques

Le Rochelais Wilfried Hildebrandt n’a pas encore fait le tour de la question. À 43 ans, il sort un deuxième album, îLeL, après Les animals en 2016 (Grand Prix de l’Académie Charles-Cros). Ses chansons pop-rock, désespérément joyeuses, tendrement mélancoliques, interrogent cette dualité qui nous structure pour lui préférer les eaux troubles de l’entre-deux. Pour autant, Hildebrandt est un artiste serein, adepte de la lenteur et qui cultive avec délicatesse son « petit coin de féminité ». Rencontre à son bureau, dans sa « chambre à lui ».

 

Hildebrandt ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Hexagone : Quel est ton parcours ?

Wilfried Hildebrandt : Je suis autodidacte. J’ai monté un groupe avec des amis, Coup d’Marron, avec lequel j’ai fait pas mal de choses mais j’avais de petites frustrations, le sentiment de ne pas aller assez loin. Au bout de douze ans, j’ai eu envie d’entamer une histoire solo et mes amis ont accepté de me suivre. Il y a six ans, j’ai donc commencé à construire ce projet mais sans faire table rase du passé. J’ai commencé l’aventure Hildebrandt à l’envers, en enregistrant un album qui n’est pas sorti, puis j’ai effectué des démarches pour trouver les professionnels qui allaient m’accompagner. Assez rapidement j’ai trouvé un tourneur, Le Terrier productions et un label, At(h)ome, qui m’accompagnent respectivement depuis quatre et cinq ans. Mon album zéro s’est alors transformé pour devenir mon premier album, Les animals, sorti il y a trois ans. Cet album a vécu, j’ai donné beaucoup de concerts. Puis j’ai été bientôt prêt pour ce deuxième album que nous avons enregistré à l’automne dernier. Parallèlement à ce parcours en tant qu’auteur-compositeur, je suis musicien et compositeur pour le cirque, le théâtre et la danse. Je suis aussi professeur de chant, notamment au Chantier des Francos, et j’interviens dans différents cadres pour animer des ateliers d’écriture.

 

Et sur scène, comment ça se passe ?

J’ai actuellement deux formules scéniques. En duo, je joue avec Anne Gardey des Bois qui chante et joue de la batterie électronique tandis que je suis à la guitare et aux claviers, et nous utilisons tous les deux des machines. Et puis il existe une formule à quatre où je ne fais quasiment que chanter. Il y a toujours Anne à la batterie ; Pierre Rosset, un vieux compagnon de Coup d’Marron, qui joue de la guitare ; et la dernière arrivée, Émilie Marsh, qui joue de la guitare, de la basse et chante. Quand le groupe est au complet, nous sommes donc deux hommes et deux femmes.

 

C’était important d’avoir des musiciennes sur scène ?

Oui, pour plein de raisons. D’abord parce que mon album parle du mélange des genres, puisqu’il s’appelle îLeL, mais aussi parce que j’avais envie de travailler davantage avec des femmes. Cela faisait déjà un moment que c’était le cas dans ma vie de tous les jours et je découvrais que mes amitiés avec les femmes n’étaient pas les mêmes que celles avec les hommes. Et puis j’avais envie de chœurs féminins. J’avais envie de ce mélange-là dans le groupe, pour ce que j’allais renvoyer sur scène, compte tenu du propos de mes chansons. A l’origine, je voulais un groupe de filles mais j’avais aussi envie de continuer à travailler avec mon vieux pote. Finalement je trouve que le mélange est bon, nous sommes arrivés à une chouette énergie à quatre. Ce n’est que le début mais vivement la suite !

 

Hildebrandt ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

C’est effectivement rare de voir des femmes sur scène dans une posture d’accompagnatrices.

Surtout qu’en général les filles sont toujours reléguées aux chœurs, aux claviers ou aux instruments issus de la musique classique. Là, je voulais des rockeuses. Anne, qui est à la batterie, a une vraie énergie animale et Émilie a aussi quelque chose d’assez animal et de sensuel, très féminin et à la fois très masculin. C’était parfait. Il faut dire aussi que j’ai eu la chance que ces filles-là aient vite accroché à mes chansons.

 

Comment as-tu choisi le titre de l’album, îLeL, et pourquoi ce choix d’un titre à double sens ?

Le titre est d’abord venu du thème de l’insularité plutôt que du mélange des genres. Je voulais aborder l’écriture de l’album d’une nouvelle manière, m’isoler en pleine nature. J’ai eu la possibilité de partir en résidence d’écriture, d’abord en Lozère dans la forêt de Mercoire, grâce au festival Festiv’Allier. Là-bas, j’ai lu Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, qui se situe exactement là où j’étais, et aussi L’île au trésor. C’est là que j’ai fait le rapprochement : m’isoler en forêt ou sur une île, c’est un peu la même chose. Deux autres résidences d’écriture et de composition ont suivi, à l’île d’Oléron puis à l’île d’Yeu. À ce moment-là je me suis dit que l’insularité, ce que ça symbolise, correspond à ce que je ressens lorsque je suis en création. J’ai senti qu’il y a dans l’insularité une dualité : c’est à la fois ouvert, une fenêtre sur le monde, il y a l’océan ou la mer tout autour, et en même temps c’est très fermé, un vrai repli sur soi. C’est l’évasion et en même temps la protection, c’est dangereux et c’est un refuge… Je trouvais que le thème de l’insularité, si on le creusait, était très intéressant. En cherchant à faire le lien avec mes chansons et le mélange des genres, le terme « îLeL » m’est venu assez rapidement : l’île, le lieu et les ailes, l’évasion, et puis il-elle, masculin féminin. Ça vient de loin !

 

L’œuvre de Stevenson t’a-t-elle apporté autre chose ?

Lorsque j’ai commencé à lire Voyage avec un âne dans les Cévennes, je réfléchissais au fait d’être seul dans la nature, de se sentir petit face à l’immensité. Stevenson parle beaucoup des nuits qu’il passe à la belle étoile, et explique comme il se sent tout petit en regardant la voûte céleste. Il parle aussi du rapport avec son âne. Avec Les animals, j’avais déjà eu cette réflexion sur l’animalité, le corps, ce qui est propre, sale… J’y ai trouvé des liens avec les idées qui me sont chères. Il défend aussi la lenteur. Pour ce qui est de L’île au trésor, c’est l’aventure au premier degré, l’aventure du môme et puis bien sûr les îles. Je suis de La Rochelle, j’ai grandi au bord de l’océan, ce sont des choses qui me parlent directement. J’ai toujours été séduit par l’aventure au fond du jardin, comment tu fais trois pas et déjà tu es dans l’évasion, l’ailleurs, l’exotique.

 

Il y a dans l’insularité une dualité : c’est à la fois ouvert, et très fermé »

 

Est-ce la première fois que tu éprouves le besoin de chercher l’inspiration ailleurs ?

Jusqu’ici, je n’avais pas éprouvé le besoin de partir pour savoir quoi raconter. Je travaille beaucoup chez moi auprès de mes enfants, de ma femme, je suis dans ma bulle. J’ai voulu m’éloigner pour écrire, j’avais envie de bousculer ça. Et je me suis rendu compte que je n’en avais pas besoin ! Être seul, mettre son téléphone de côté, ne pas être forcément chez soi, c’est bien mais ce n’est pas absolument nécessaire. En tout cas, je n’éprouve pas le besoin de sortir de mes habitudes pour savoir quoi raconter, parce que je parle d’idées qui me sont chères depuis des années. J’ai été heureux de ces expériences-là, mais j’aime penser qu’on peut vivre l’aventure en restant chez soi. Dans nos métiers artistiques, avec cette vision un peu romantique, on s’imagine toujours que l’inspiration est ailleurs. Alors que ce qui m’a fait voir les choses autrement, c’est plutôt le fait de ne voir personne et de ne jamais décrocher de mon travail.

 

Tu dis que tu évolues lentement mais ton album est ancré dans le présent, il parle de notre société.

Oui, c’est vrai. J’ai toujours eu ça en moi. Par exemple, la question du genre m’a toujours préoccupé. Je crois qu’inconsciemment, le fait que cela soit beaucoup plus abordé aujourd’hui m’a fait assumer davantage cette question-là. J’ai été influencé par ce que nous vivons, et heureusement ! C’est vrai qu’il y a des chansons qui parlent de notre société, de la peur ambiante, du pessimisme… J’essaie d’aborder ces sujets-là dans Docteur et Ce n’est pas qu’il fait froid. J’ai lu il y a quelque temps que nous sommes une des premières générations à moins croire en l’avenir. Nous nous enfermons là-dedans, ne voyons que le côté négatif de notre époque alors qu’il y a aussi des choses positives. On ne les pointe pas assez.

 

Hildebrandt ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Il ressort de cet album une certaine mélancolie mais aussi une énergie du désespoir, une façon de dire : « Ce n’est pas grave, on y va quand même… »

Oui, « ce n’est pas grave, on y va quand même », c’est exactement ce que je ressens dans les chansons plus rock. Si ça va dit exactement ça. Tant qu’on travaille, qu’on s’aime, on peut faire en sorte que cela aille mieux. C’est vrai que ça revient dans mes textes et dans ma manière d’aborder la musique. J’essaie de faire en sorte que tout soit lié. La plupart du temps j’écris mes textes à la fin. C’est le cas pour les chansons les plus rock. Pour mes chansons mélancoliques, en revanche, j’ai souvent d’abord écrit le texte. À vrai dire, j’ai un gros penchant mélancolique, c’est ce qui me vient le plus facilement. Alors parfois, je me bouscule pour composer des chansons plus pêchues et je découvre un nouvel amusement.

 

Sur la pochette, ton personnage a un côté clown triste. Qu’as-tu voulu raconter avec cette image ?

J’ai voulu montrer un homme qui essaie maladroitement d’assumer sa féminité. Ça ne montre pas le masculin et le féminin qui se mélangent, comme pourrait le laisser entendre îLeL. Il y a là du second degré parce que je fais la gueule. Le décalage est drôle et en même temps c’est premier degré : c’est vraiment moi qui me maquille, qui essaie de faire en sorte que ce soit beau.

 

Pourquoi seul un des deux yeux est-il maquillé ?

C’était une proposition de Yann Orhan, le photographe qui a réalisé toute la série de photos. Il y en avait d’autres qui étaient de l’ordre du travestissement. J’ai bien une chanson qui s’appelle Travesti mais ce n’est pas ce que je voulais évoquer, je ne voulais pas que ça fasse Madame Arthur même si c’est un univers qui me touche. Je voulais que ce soit un homme qui ait un petit coin de féminité et qui le montre.

 

Et pourquoi cette couleur rouge ?

Pour moi, la couleur qui pouvait être à la fois mélancolique et énergique, animale et sensuelle, qui pouvait porter cette réflexion sur le mélange des genres, c’était le rouge. C’est la couleur de la vie, c’est le sang, c’est le chaud. Comme une évidence.

 

Cette couleur convient à ta musique, très énergique, rentre-dedans. Il y a une certaine affirmation, ce côté rock « on y va ».

C’est exactement ça. On y va. Tu parlais des mélodies. Même dans ma manière de composer c’est toujours « on y va ». Je développe la mélodie du chant en la faisant jouer par un riff de guitare ou par la main droite du piano. Je suis têtu. Quand une mélodie me plaît, j’ai envie de l’assumer jusqu’au bout. Le rouge va dans ce sens. J’aime les choses entières, premier degré.

 

J’ai essayé de montrer un homme qui essaie maladroitement d’assumer sa féminité »

 

« Je n’aime pas les hommes / Je n’aime que les femmes et les chiens… Je n’aime pas le mâle / Pourtant j’aime bien l’être humain » À travers des chansons comme Garde tout bas, Je suis deux ou Travesti, cherches-tu à sortir de la masculinité virile qui nous a été inculquée ?

Oui. Je ne me suis jamais retrouvé parmi les autres garçons, même si j’ai toujours eu des potes. Je n’étais pas fan de foot, il y avait plein de choses dans lesquelles je ne me retrouvais pas. Dans Garde tout bas, je m’adresse à un de mes meilleurs amis qui a ça aussi. Il est plus ours que moi et il a aussi un regard et une douceur plus féminine que moi. J’ai toujours ressenti un décalage mais je ne crois pas que ça ait été une souffrance, même si parfois j’aurais voulu être un peu plus comme les autres.

 

Es-tu féministe ?

Je suis pour que les filles et les femmes aient le plus de liberté de choix et de possibilités de vies. En tout cas au moins autant que les hommes. Étant papa de deux filles, mes réflexions sur la question féminine sont plus fortes. Donc oui, je crois que je suis féministe.

 

La dernière chanson de l’album, Qui de nous, est dédiée à ta fille ?

Oui. Je parle du fait de dormir avec son enfant et de qui se sent le plus petit, qui se sent le plus grand.

 

Il y aussi une chanson qui évoque ta grand-mère, Émilienne. Les femmes de ta famille sont des sources d’inspiration ?

Oui. Je ne l’ai pas fait exprès. Il y a une chanson qui s’adresse directement à ma femme, Vingt, une autre à ma fille aînée, une autre encore à ma grand-mère… Il manque ma mère là-dedans… et peut-être aussi la voisine !

 

Ça vient aussi équilibrer cette thématique du genre, d’avoir des femmes virtuellement présentes à travers ces chansons ?

Oui, c’est vrai. Ce n’était pourtant pas du tout anticipé. Et puis je ne suis pas du genre à écrire régulièrement. Je n’écris que parce que j’ai besoin de chanter ou parce que j’ai envie de faire un cadeau à quelqu’un. Je suis plus musicien et chanteur qu’auteur. J’aime bien avoir ce recul, j’écris par plaisir. Je ne me mets pas la pression, ce n’est pas un besoin comme nombre d’auteurs. En réalité, je n’éprouve aucune frustration en tant qu’artiste. Mon plus grand plaisir, c’est de construire mon univers en étant à mon bureau. J’ai enregistré cet album dont je suis très heureux, tout le travail de création a été un vrai bonheur, de mes moments solitaires au tout début à ceux partagés avec le réalisateur, Dominique Ledudal. Et puis en marge de l’album, j’ai réalisé un film dans lequel j’aborde la relation que les artistes entretiennent avec les îles. Je suis content, c’est un bel objet artistique et poétique. J’ai des envies, je les concrétise et je suis très heureux de cela. Si ça peut être entendu et vu par nombre de gens c’est génial, mais le vivre d’abord, pour moi c’est un pied incroyable.

 

Hildebrandt ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Dominique Ledudal avait déjà réalisé Les animals, me semble-t-il…

Oui. Cette fois-ci nous n’avons travaillé que tous les deux, alors que la dernière fois nous étions quatre. Il a une expérience de dingue. Il a bossé avec des artistes très pop comme Cats on Trees, avec des gens comme Bashung ou Trenet. Je suis flatté de travailler avec lui. Au fil du temps, c’est devenu un ami proche.

 

Il y a une constance musicale entre tes deux albums. Est-ce dû à sa présence ?

Oui, surtout dans le sens où il m’encourage à faire ce que j’ai envie de faire. Il m’a décomplexé. D’où cette continuité entre mes deux albums. C’est aussi dû au fait que, comme il m’a influencé pour mon premier album, je crois que j’ai construit le deuxième comme lui aurait voulu l’entendre. Notre relation m’a nourri. C’est plus qu’un réalisateur maintenant, c’est un vrai compagnon de route artistique.

 

Selon ta biographie, Hildebrandt étant un nom à consonance germanique, tu es « né sur une fracture ». Est-ce la source de cette dualité qui t’est chère ?

J’ai toujours aimé les polarités, chez les gens et dans les œuvres artistiques. Bien souvent, on se rend compte que les chansons qui nous transportent le plus sont des chansons qui sont à la fois joyeuses et mélancoliques. Les grands hymnes, les chansons qui nous évoquent un bout d’enfance… Un de mes meilleurs exemples, c’est cette chanson espagnole, Porque te vas. C’est à la fois mélancolique et joyeux, c’est la chanson des vacances et de la nostalgie. Je trouve que les chansons les plus fortes ont toujours en elles cette dualité.

 

Quelles musiques t’ont construit en tant que musicien, et plus spécifiquement nourri pour cet album ?

J’ai appris la musique, adolescent, en écoutant les Beatles. Toute ma vie ça m’accompagnera. Ma musique ne ressemble pas à la leur, mais le fait que la mélodie m’intéresse avant tout vient de là. Je serai toujours plus un fan de pop anglo-saxonne et de folk qu’un fan de chanson, même si je suis un vrai fan de chanson également. Pour cet album en particulier, surtout pour les chansons blues et rock, j’ai beaucoup écouté le dernier album de The Kills – pour la simplicité du riff de guitare, la sensualité de cette chanteuse.

 

Hildebrandt ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

L’électro t’intéresse depuis longtemps ?

Cela fait quelques années maintenant. L’esthétique de certains sons, et non l’esthétique musicale, me permet d’approcher des espaces et un imaginaire que je n’arrive pas à approcher avec des instruments plus acoustiques. C’est aussi parce que j’aime vivre les choses seul dans ma petite bulle, avec l’outil informatique, que je peux m’en rapprocher.

 

Quels sont tes projets pour les prochains mois ?

L’album sortira mi-septembre, en même temps que le film dont je parlais. Le film s’appellera îLeL : une île en nous. C’est un court-métrage. Le 12 novembre, nous fêterons la sortie de l’album à Paris, à la Boule Noire. Je donnerai ensuite quelques concerts, d’abord en duo puis à quatre, surtout à partir de janvier, à La Rochelle et aussi dans le nord de la France.

 

Les chansons qui nous transportent le plus sont à la fois joyeuses et mélancoliques »

 

Peux-tu nous dire plus en détail en quoi consiste le film ?

Ce film est parti d’une réflexion sur les îles et la création artistique, ainsi que je le disais. Le thème m’intéressait et je me demandais ce que ça pouvait susciter chez les autres. J’ai eu envie de me rapprocher d’autres artistes. On pourra donc voir dans ce film François Morel, Dominique A, Antoine Sahler, Halo Maud, Lescop, François Atlas Mountain, Laura Cahen, Féloche et un artiste de La Rochelle pluridisciplinaire qui a fait partie de l’expédition du Phare du Bout du Monde. Ces neuf artistes expriment ce que représente pour eux une île en matière de création artistique. On voit aussi des paysages de bord de mer et on me voit dans de petits épisodes de fiction en quête d’une île à construire.

 

Il sera distribué ?

Pour l’instant non, mais nous sommes en train d’élaborer une tournée comprenant à la fois la projection, le concert et une petite conférence où je parlerai de l’insularité et de l’histoire du film.

 

Propos recueillis par Karine Daviet


Photos ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur  


Andoni Iturrioz – Le roi des ruines

D’origine basque, Andoni Iturrioz naît à Paris en 1976 et grandit entre cette ville, Barcelone et Londres. À 19 ans, il part faire le tour du monde en vagabond, d’Asie en Afrique, d’Océanie en Europe de l’Est. En 2001, après cinq années de pérégrinations, il se pose à Barcelone avec le désir de privilégier la chanson comme mode d’expression. C’est le début du trio Je Rigole. Puis viennent les premières scènes à son arrivée à Paris en 2007. En 2012, avec le disque Qui chante le matin est peut-être un oiseau, on découvre un art d’un autre genre, des chansons d’une autre dimension. Deux ans plus tard, avec L’insolitude, qui sort cette fois-ci sous son propre nom, Andoni poursuit dans une exaltation presque mystique son voyage initiatique.

Dans Le roi des ruines, nouvelle pièce à son édifice poétique et musical, l’amour du verbe submerge tout. Ni ancien ni moderne, Itturioz est d’abord un auteur, sous le masque d’un compositeur sauvage et indomptable, avec la complicité du groupe La Danse du Chien. Avec Smara, Andoni évoque la mémoire de Michel Vieuchange, jeune explorateur français des années trente mort à 26 ans, qui sera le premier Européen à visiter les ruines de la cité interdite de Smara, dans l’ouest saharien, et qui, pour ce faire, se déguise en femme berbère. Tandis que Bertrand Louis, fidèle compagnon de création, assure la direction musicale et quelques compositions, Lisa Portelli habille Dans la rocaille d’une mélodie, et le rappeur suisse Maeki Maii fait don de ses rythmiques.

Philippe Kapp


  • Andoni Iturrioz
  • Le roi des ruines
  • all styles editions – 2019
  • Chronique parue dans le numéro 13 de la revue Hexagone.

 

Rétrospective Barjac m’en chante 2019 – 3/6

BARJAC M’EN CHANTE

Lundi 29 juillet 2019

Romain Lemire ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Pour un moment fort, c’était un moment fort. Dans le cadre des Effeuillages poétiques, salle Trintignant et en présence de Jean-Louis Trintignant, Romain Lemire venait jouer son spectacle Gaston moins le quart que nous n’avions pas encore vu. Comment est-il possible d’avoir tant attendu avant de voir pareil bijou ? À nos yeux, ce Gaston restera le coup de cœur de l’édition 2019. Tout, il y a tout dans ce spectacle. Tout ce qui fait un grand spectacle : de l’émotion, de l’humour, de l’esprit, du sérieux, du moins sérieux, du philosophique, de l’accessoire. De la poésie. La vraie. Pas celle qui se farde de mots savants et ampoulés, pas celle préfabriquée qui ressert des images réchauffées, mais celle qui va piocher dans les détails du quotidien, qui fait son sel des existences simples, de petits plaisirs de tous les jours, car nous savons bien depuis Milan Kundera et son Insoutenable légèreté de l’être que le bonheur n’est rien d’autre que le désir de répétition. C’est cela qu’expose Romain Lemire, en fin observateur. Il fait œuvre universelle de situations de rien du tout et d’une apparente banalité (l’évocation de la grand-mère, quel moment !). Avec son air de faux naïf, ce garçon est un touche-à-tout et son spectacle séduit par son aspect hybride entre chanson, théâtre, cirque et stand up, déambulant dans un espace intemporel fait de tasses à café, de radio diffusant des informations obsolètes, de vieil électrophone ou de limonaire. Gaston parle, raconte. Il parle de la vie. De l’amour, de la mort, de l’aspect provisoire de tout cela. De métaphysique. Ce spectacle, joué dans le cadre intimiste des Effeuillages poétiques, aurait tout aussi bien pu se tenir dans la cour du château. L’intime, ça se partage. Programmateurs abonnés à cette revue, nous ne pouvons que vous inciter à accueillir ce spectacle dans vos murs. Vous ferez à n’en pas douter des spectateurs heureux.

 

Sanseverino ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Après Alexandra Gatica et Simon Chouf sous le chapiteau, place à l’espace Jean-Ferrat en soirée. En ouverture, découverte totale pour une bonne partie du public, Juliette Kapla et Claire Bellamy. Un spectacle en grande partie fondé sur l’improvisation, qui n’aura pas convaincu. Puis vient Sanseverino, seul en scène – juste une chaise et deux guitares qu’il manipule avec une dextérité hors du commun – pour donner du François Béranger.  Pour chanter Béranger, il faut garder l’esprit anar. Et rock de Béranger. Sans doute Béranger soi-même aurait détesté des reprises  conservées dans du formol pour respecter « le maître ». Avec Sansev’, peu de risques de se croire à l’église. L’homme est bien trop insaisissable, trop peu sage, inclassable. Mais respectueux, libertaire comme il faut l’être. Les chansons de Béranger, dans sa gratte et dans sa bouche, sont autant les siennes que celles du bon vieux père François, trépassé en 2003. Rappelons au passage que la dernière apparition scénique de l’auteur de Natacha fut à La Cigale en 2002 à l’invitation de Sanseverino, qui reprenait à l’époque Le tango de l’ennui. La compatibilité entre les deux bonshommes n’était dès lors plus à prouver. A Barjac, Sansev’ a produit près d’une heure trente de protest song, d’engagement, de lutte, de tendresse sur fond de blues avec une énergie incroyable. Tout cela augmenté de fraternité, invitant Eric Frasiak – autre grand amateur de Béranger – à le rejoindre sur scène le temps de deux chansons. Tout là-haut, au royaume des anars envolés, on a bien dû se régaler. Dans la salle, c’était aussi le cas.

A suivre…

David Desreumaux


 

 

Reportage paru dans le numéro 13 de la revue Hexagone.


Photos ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

 

 

Rétrospective Barjac m’en chante 2019 – 2/6

BARJAC M’EN CHANTE

Dimanche 28 juillet 2019

Lily Luca ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Cette première « vraie » journée du festival s’annonçait donc particulièrement copieuse, augmentée d’un spectacle tardif, presque de nuit. Dès 15 h 30, Claud Michaud ouvrait le bal des Effeuillages poétiques, avant que l’on retrouve plus tard une Lily Luca en grande forme sur la scène du chapiteau. Le public la suit dans ses extravagances qui viennent comme édulcorer un propos féministe fort et toujours nécessaire en 2019. Seule à la guitare nylon qu’elle maîtrise de belle façon, Lily Luca sert des chansons douces-amères comme autant de reportages contemporains plus ou moins glauques, qui font rire jaune : Open (magnifique), Futur 2000, T’es où ?, Ton foulard en coton, etc. Des chansons fortes, sensibles et intelligentes servies sur scène avec aisance, et peut-être un poil trop de rentre-dedans. Ben Herbert Larue ensuite entre en scène pour déballer sa verve et tonitruer de sa voix d’écorché, caverneuse, dont les sonorités se promènent entre un Lantoine, un Clément Bertrand et bien sûr lorgnent vers le phare Leprest. Ce dernier doit peser au chapitre des références et il y a pire influence. Sur scène, bien servi musicalement par deux compères, Ben Herbert Larue ne donne pas dans la philosophie de pacotille et s’en tient à tenir l’humain au creux de ses mains. On le suit volontiers dans ses chansons, ses slams, mais on le perd dans de trop longs verbiages à l’adresse du public. Dommage mais l’on sent, mais l’on sait son potentiel et l’on suivra le parcours de ce garçon avec grande attention.

 

Jehan & Lionel Suarez ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Première soirée dans la cour du château, Annick Cisaruk et David Venitucci envoient leur Vie en vrac. Accordéon subtil et virtuose, textes de Yanowski, Annick Cisaruk n’a plus qu’à placer sa voix dans cet écrin tout à sa dimension. L’interprétation, expressionniste, n’est pas d’avant-garde mais qu’importe, on se laisse porter et embarquer dans ces slaves aventures.

Arrivent JeHan et Lionel Suarez pour donner à entendre ce Pacifiste inconnu, le gars de Mont-Saint-Aignan : Allain Leprest. Après Venitucci, c’est un autre cador de l’accordéon qui déroule du velours pour Jehan. Tout en douceur, en délicatesse. Nous ne sommes plus ici dans l’hommage mais dans la re-création d’une œuvre encore trop méconnue. Le choix des morceaux n’est pas des plus évidents et tant mieux, on adhère sans retenue aux évocations musicales de Suarez, aux interprétations de JeHan, l’un des tout bons à chanter Leprest.

 

Anne Sylvestre ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Et puis, il y a eu Anne Sylvestre. Attendue, tant attendue après la crainte de l’annulation la veille pour cause d’orage ! La voici qui entre en scène, radieuse, visiblement heureuse d’être là et elle ne le cache pas. Accompagnée de sa triade – Isabelle Vuarnesson au violoncelle, Chloé Hammond aux clarinettes et Claude Collet au piano – Anne Sylvestre, alors que le clocher a déjà dû sonner les douze coups de minuit, déroule, impeccable, son récital – 60 ans de chanson ! Déjà ? Belle, elle l’est d’énergie, de vitalité, d’engagement, de féminisme. L’interprétation franche, cette artiste majuscule tient en haleine, comme dans sa main, une cour du château archi-comble et tout entière acquise à sa cause. Même les petites nouvelles, ces chansons encore fragiles, sont données avec autant d’assurance que d’émotion. Et pour parfaire ce tour de chant, Marion Cousineau vient en conclusion rejoindre Anne pour interpréter en duo Le lac Saint-Sébastien. Sublime. Cinq femmes sur scène et plusieurs centaines de personnes debout pour les acclamer.

A suivre…

David Desreumaux


 

Reportage paru dans le numéro 13 de la revue Hexagone.


Rétrospective Barjac m’en chante 2019 – Episode 1/6

BARJAC M’EN CHANTE

25e édition : le nec plus ultra de la chanson

Voilà vingt-cinq éditions que ça dure. Durant six jours, à partir du dernier samedi du mois de juillet (cette année du 27 juillet au 1er août 2019), se tient le festival de Barjac, dans le Gard, initialement nommé En chanson dans le texte, puis Chansons de parole avant de devenir Barjac m’en chante en 2016. Il est organisé par l’association Chant Libre dont la présidence vient d’échoir à Antoine Agapitos, qui prend la suite de Jean-Michel Bovy – ce dernier étant toujours présent pour donner le coup de main nécessaire à pareille entreprise. Outre une armée d’irréductibles et valeureux bénévoles, à la tête de la direction artistique se trouve Jean-Claude Barens qui – fort de ses expériences antérieures et en cours – en quatre exercices a su donner un nouvel élan à un festival de qualité qui avait cependant un peu tendance à tourner artistiquement en vase clos. Aujourd’hui l’ouverture est de mise sans sacrifier la qualité, loin s’en faut.   Barjac m’en chante a ceci d’unique que durant six jours il fait vivre le village au rythme de la chanson, pour et par la chanson. Impossible d’y couper. Si bien que si vous êtes hostile à l’art chanté, fuyez le village gardois ! Un off s’improvise même aux terrasses des cafés, dans les rues qui – grâce à une politique remarquable de la mairie – ont gardé leur cachet d’antan. Celles-ci se retrouvent fleuries de sympathiques chanteurs à moustaches mais – grand bien nous fasse – la programmation officielle ne s’arrête pas au système pileux des artistes. Sous l’ère Barens, c’est la diversité tant artistique que générationnelle qui sévit avec bonheur. La chanson est riche de diversité et sa pluralité lui confère force et vitalité. C’est d’ailleurs en ce sens que Jean-Claude Barens entend œuvrer, mêlant formes littéraires, théâtralisées, hybrides, traditionnelles et contemporaines. Sans oublier l’esprit militant, duquel est né le festival. La proposition est étendue, si bien que les journées commencent tôt et finissent très tard. Si vous souhaitez tout voir à Barjac – déjà c’est impossible car certains rendez-vous se télescopent – vous prenez le risque de rentrer chez vous épuisé après six jours d’un marathon éprouvant mais délicieux.

 

Marathon manne

Un peu avant onze heures se tiennent les Rencontres de 11 heures moins 11 réunissant artistes de la veille et invités du monde de la chanson, de la poésie ou de la littérature. Ou encore des universitaires, comme Stéphane Hirschi cette année. Dans le même temps, en fin de matinée, vient le moment où Les mômes piaffent devant l’entrée du spectacle jeune public. Cette année se sont succédé Agnès Doherty (dimanche 28 juillet) avec un spectacle permettant aux plus jeunes d’entrer dans le monde de Boby Lapointe, le Bric à Brac Orchestra (lundi 29 juillet) et Mathieu Barbances et son Né quelque part riche d’humanité (mardi 30 juillet). A 10 h 30, en extérieur et en libre accès, Le jardin des papotages. Cette année, Elie Guillou (lundi 29 et mardi 30 juillet), en poète-écrivain voyageur, a donné à entendre de ses carnets de voyages tenus lors de ses séjours en Turquie, Irak et Syrie. Clara Sanchez, pour d’autres voyages, a déroulé ses histoires au son de son accordéon. Après une petite sieste nécessaire débutent les concerts de la journée. À 15 h 30, Les effeuillages poétiques à la salle Trintignant – petite jauge d’une centaine de places qui n’a pu hélas accueillir tous les spectateurs désireux d’assister aux spectacles présentés. Puis, à 17 h , place aux Découvertes du Pradet, lieu plus communément dénommé « le chapiteau ». Deux concerts s’y enchaînent, le premier à 17 h, le second à 18 h 30. Le temps de se restaurer quelque peu, et voici le public parti à l’assaut de l’espace Jean-Ferrat, la fameuse cour du château, là encore pour deux spectacles : à 21 h 30 et 23 h. Pensez-vous que cela soit le terme du périple quotidien ? Eh bien non ! Les plus courageux, les plus fondus, appelez-les comme vous voudrez, prennent à nouveau leurs jambes à leur cou et redescendent au chapiteau du Pradet pour assister à la scène ouverte, organisée en partenariat avec la Manufacture Chanson et animée par Laurent Malot. Vers trois ou quatre heures du mat’, des guitares parfois ululent encore à la nuit…

 

Marion Cousineau ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

 

Petite revue des moments forts

L’ouverture, samedi 27 juillet 2019.

Pour cette vingt-cinquième édition, Chant Libre et Jean-Claude Barens ont souhaité frapper un grand coup. Dès les discours d’inauguration, tant Jean-Claude Barens que le maire Edouard Chaulet ont prononcé une déclaration d’amour à l’endroit de la chanson. On n’a pas tous les jours 25 ans après tout, et reconnaissons sans flagornerie que cet exercice a été une réussite du point de vue du spectateur. Tout avait pourtant plutôt mal commencé. La faute à l’orage qui a contraint l’organisation d’annuler la soirée d’ouverture dans la cour du château. Résultat des courses : Marion Cousineau a joué vers 22 h  sous le chapiteau et le spectacle d’Anne Sylvestre a été remis au lendemain soir dans la cour du château, après les deux artistes programmés ce dimanche.

A suivre…

David Desreumaux


   

 

Reportage paru dans le numéro 13 de la revue Hexagone.


Marion Rouxin – Vive allure

Marion Rouxin, figure de la scène musicale rennaise, nous revient avec un quatrième album intitulé L’autre. Sa plume sensible, soulignée par des arrangements élégants, interroge l’altérité sous toutes ses facettes. Avec ce nouvel opus, Marion, la quarantaine bien dans ses baskets, gagne en confiance et en sérénité. Rencontre avec une femme patiente, tenace, énergique et amoureuse sous le regard bienveillant de son alter ego et compagnon de longue date, Édouard Leys.  

 

Du théâtre à la chanson

Marion Rouxin est née au Mans en 1977 et développe très tôt une inclination pour les arts qui la pousse à s’initier, dès le lycée, au théâtre, à la danse (classique, jazz, contemporaine), au piano et au chant. Elle suit une formation théâtrale depuis le bac jusqu’au conservatoire de Rennes, qui lui confère une diction parfaite et un goût pour l’interprétation. En 1999, la rencontre avec la pianiste et clarinettiste Virginie Rouxel l’incite à prendre le crayon. Pour Marion, c’est le déclic : « Prendre la parole et m’exprimer avec mes propres mots a été salvateur. J’ai compris que c’est là que je voulais être. » Ensemble, elles créent le groupe Paul et Robin, où Marion est à la fois auteure, compositrice et interprète. Après le départ de Virginie, elle est accompagnée par Étienne Mézière (violoniste, arrangeur, percussionniste et compositeur) et Jean Olier (pianiste, guitariste, compositeur et chanteur). Le groupe donne une centaine de concerts et enregistre trois albums de chansons réalistes en acoustique. Mais après sept ans de collaboration artistique, Marion a envie de faire évoluer son univers musical vers des sons plus modernes. Elle rencontre alors Édouard Leys (pianiste, compositeur, arrangeur), Éric Doria (guitare, basse) et Stéphane Stanger (batterie). C’est la naissance d’un nouveau projet plus personnel, qu’elle signe de son nom. Rapidement, ils conçoivent les quatorze titres de Je t’écris qui paraît en 2007 en autoproduction : « C’est un album de transition qui tâtonne, qui cherche. Pour moi les morceaux commencent vraiment à être intéressants à partir de Légère : nous avions trouvé notre son, notre énergie, qui a abouti à Land art. »

 

Marion Rouxin ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

« J’ai été bercée par Barbara, Brassens, Nougaro… Cette grande famille a été importante dans ma construction et dans mon lien au texte. » Marion avoue cependant ne pas avoir d’influence musicale à proprement parler : « La musique des autres ne constitue pas ma source d’inspiration. L’écriture arrive en fonction de ce qui m’entoure, de ce que je vis, de ce qui va me plaire, me heurter, me révolter et me toucher. Je n’ai pas de volonté de me renouveler. Ça ne s’impose pas à mon esprit en ces termes. Mes albums évoluent en même temps que moi. » Ainsi, « Je t’écris était assez mélancolique et triste. Avec Légère, j’étais dans une volonté d’action vers quelque chose de plus rebondissant et avec Land art, c’est l’apaisement et l’exploration du lien avec la nature qui domine. L’album est né suite à de grandes balades immersives et contemplatives. » Quant à L’autre, la Rennaise confie qu’il a été plus difficile à concevoir parce que confrontée à « l’effet page blanche ». « C’était difficile car je souhaitais m’exprimer sur des questions politiques, notamment sur la question de l’émigration qui me rend dingue. Mais je ne voulais pas tomber dans la chanson engagée, frontale, qui pour moi a un côté donneur de leçon, une parole culpabilisante. Je n’avais pas envie d’être dans cet endroit-là. Je voulais rester dans une parole poétique. Ouvrir des fenêtres, raconter des histoires qui vont toucher en mettant de l’amour dans ces revendications-là. Dans De l’autre bout du monde, parler de la migration par la voix de quelqu’un qui a émigré et qui parle à son amour resté au pays en lui disant “je t’attends” me paraissait plus fort que de dire : “Laissons rentrer les gens.” » Land art annonçait déjà cette thématique, mais dans ce dernier album Marion explique être à l’endroit où elle voulait être avec cette prise de parole politique. Le disque est également chargé d’une revendication féministe parce qu’à quarante ans elle assume sa féminité et se sent plus proche des femmes que par le passé. Enfin, il y est également question de l’amour et de l’enfant, « cet autre toi qui t’élève et constitue une source d’inspiration forte et inépuisable ».

 

La recherche musicale

Pour ce pas discographique, Marion avait des envies de renouveau, de se mettre en danger, d’aller ailleurs. Elle abandonne alors la formation de groupe et opte pour le duo. L’idée est de gagner en légèreté, en intimité, en faisant une vraie place à la voix d’Édouard, notamment dans Météo marine. Afin de s’éloigner du traditionnel piano-voix, ils multiplient les sonorités en s’accompagnant de nombreux claviers (orgues, synthé basse…), de percussions rythmiques et surtout d’un vocodeur. Celui-ci donne une tonalité électronique à l’album qui accentue le contraste avec les précédents. « Il y a la voix organique qui impulse le son (avec des respirations, des petits bruits de bouche) et l’aspect synthétique qui crée à la fois une distance et une complémentarité. » Autres nouveautés, la réalisation et la production ont été confiées à Mael Loeiz Danion, un jeune Rennais venu du reggae qui donne sa couleur à l’album, et à Yoann Buffeteau qui signe le très réussi graphisme du disque. « Nous avions envie de surprises et nous en avons eu de belles. Je suis fière de cet album par les thématiques et la façon dont j’ai réussi à les aborder, autant sur le fond que dans la forme. »

 

Marion Rouxin ©David Desreumaux – Reproduction & utilisation interdites sans autorisation de l’auteur

Les petites bulles

En tant qu’intermittente du spectacle, Marion multiplie les expériences en parallèle à sa carrière de chanteuse. « Ça ouvre de petites bulles qui permettent de nourrir mes différents projets. » Elle est ainsi l’auteur d’un spectacle jeunesse gourmand intitulé Sur la nappe, en duo avec le guitariste Éric Doria, et fait également partie d’un trio vocal clownesque, Les Titanic Sisters, conçu pour le théâtre de rue. Le théâtre est d’ailleurs toujours présent en filigrane dans la démarche artistique de Marion, qui porte une grande attention à l’interprétation de ses albums. Elle suit des temps de résidence longs, allant de deux semaines à un mois, pour concevoir la création scénique. Ces temps constituent, pour elle, autant d’occasions d’échanges et de rencontres avec un public varié. Ce sont des « espaces qui nourrissent » et lui permettent d’avoir les premiers retours sur le travail en cours. Elle confie même qu’un des titres de l’album est issu de deux phrases d’un texte – « Je t’écris de là-bas, de l’autre bout du monde » – qu’elle avait produit lors d’un atelier d’écriture. Perfectionniste, elle n’hésite pas à faire appel à des regards extérieurs – comme celui d’Amélie-les-crayons – pour mettre en scène ses spectacles (Légères, Land art et L’autre). « Je ne suis pas une chanteuse qui improvise. Les créations lumières tout comme les enchaînements sont écrits et construits. D’ailleurs, dès la conception d’un album, je pense déjà à la manière dont il va être interprété. Je dis souvent que je pourrais me passer de l’album mais pas de la scène. Mes chansons existent pour être transmises, pour le spectacle vivant. » Qu’on se le tienne pour dit : c’est en scène que Marion Rouxin donne sa pleine mesure.

Dora Balagny


    Portrait paru dans le numéro 12 de la revue Hexagone.