Il y a chez ce diable de Yanowski une sombre jubilation. Aller l’écouter dans Le Cirque des Mirages, et plus encore le voir tant en lui le verbe prend corps, c’est se rendre sans le savoir, comme dans un conte, à un rendez-vous avec soi-même. Avec le risque d’y découvrir que notre être réel n’est que le double diminué de notre être rêvé. Portrait en forme de dialogue d’un artiste qui nous réveille à nos sens pour nous révéler la multiplicité de la vie.
Comment Yann Girard a-t-il rencontré Yanowski ?
Je ne sais pas si c’est une rencontre ou plutôt des retrouvailles. L’individu qu’on appelle Yann Girard, c’est un individu social, une identité institutionnelle. L’éducation qu’on subit à travers la société fait que petit à petit on met de côté le « ça » créateur, la vastité cosmique de l’inconscient. On devient un individu scellé, emprisonné dans une identité. Je ne crois pas à l’existence d’un « moi », d’une unité synthétique. On est beaucoup plus vaste que ça. Yanowski n’est pas un personnage. Ce n’est pas un masque. Le masque, c’est le masque social qu’on met chaque jour. Yanowski, dans sa pluralité, dans sa dimension poétique, imagée, contée, rêvée, c’est le fond des choses. Quand on pose la question à Nietzsche : « Qu’est-ce qu’il y a derrière le masque de Dionysos ? », il répond : « Il n’y a rien derrière le masque de Dionysos, il y a juste la multiplicité des masques. »
Comment se sont faites ces retrouvailles avec Yanowski ?
Nous avons toujours marché côté à côte. Je viens d’une famille de saltimbanques. Mon père était metteur en scène et comédien, ma mère était comédienne et danseuse. À la maison, il y avait des danseurs de flamenco, des gens de cabaret, des guitaristes, des travestis. Tous ces personnages ont peuplé mon imaginaire dès l’enfance. J’ai commencé le piano à six ans. J’ai commencé à écrire de la poésie vers sept ans. Ensuite il y a eu toute la période où l’on n’a pas envie de faire ce que font les parents. J’ai suivi des études de philosophie, entrepris de longs voyages en Amérique centrale. J’étais passionné d’anthropologie. J’ai fait quelques expériences en dehors de la perception habituelle. Et puis le Yanowski est revenu au galop. Mon père m’a proposé, alors que monter sur scène m’effrayait, que j’étais très timide, de jouer Richard III dans une présentation d’élèves de théâtre. J’ai fait vingt minutes en Richard III qui ont été une première révélation de la puissance de la scène. Mais c’est lorsque j’ai rencontré le pianiste Fred Parker, dans un petit bouge à New York, que ce qui avait été caché pendant plusieurs années m’a explosé à la figure. Je suis sorti de notre premier concert commun quasiment en larmes. Tout à coup, celui qui n’avait pas été entendu, celui qu’on avait mis de côté, s’était révélé. C’était en 2000, il y a presque vingt ans.
Tu as par ton grand-père des origines espagnoles. D’où vient la consonance slave du nom de Yanowski ?
Alors que j’étais étudiant en philosophie à Montpellier, nous avions créé avec des amis un groupe artistique. On écoutait le soir de la musique contemporaine, on lisait des textes de poésie. Chacun s’était attribué le nom d’un personnage de roman de Dostoïevski. Il n’y a pas de Yanowski chez Dostoïevski, mais ils ont prolongé mon prénom. Yann est devenu Yanowski. Et finalement ça m’allait très bien. Je me suis retrouvé dans ce nom aux consonances slaves, dans tout ce qu’il laisse imaginer de passions sulfureuses, de vie romanesque et romantique. Le Yanowski, c’est la dimension instinctive, poétique, celle attachée au jeu des correspondances, au hasard objectif, à la synchronicité, au lyrisme.
Petit à petit, j’imagine que ce Yanowski s’est mieux dessiné, s’est affirmé, a proliféré…
Le Yanowski s’est métastasé. Au début, on y va à tâtons. Dans le premier tour de chant du Cirque des Mirages qui à l’époque s’appelait encore Parker et Yanowski, il y avait encore quelques textes de Baudelaire, des évocations de Lautréamont. On y allait prudemment, nous n’osions pas encore complètement nous affirmer. C’est la chanson Le terrible enfant à gueule de chien qui a donné son nom au Cirque des Mirages. Tout d’un coup, il y avait un expressionnisme complètement assumé et avéré. Nous avons voulu aller vers quelque chose d’autre que la simple chanson naturaliste. Nous avons choisi de faire de la chanson fantastique, au sens littéraire du dix-neuvième siècle. Chaque chanson est comme une nouvelle, une histoire, avec le surgissement dans la réalité d’une situation inhabituelle. En rompant avec la raison d’une société lisse, conformiste, nous faisons apparaître un pan de la réalité complexe de l’être humain, sa part d’ombre, d’inconnu, tout un ensemble d’affects, de motions pulsionnelles, d’archétypes profonds. C’est la démarche du Cirque des Mirages : révéler, mettre en avant l’invisible.
Yanowski n’est pas un personnage. Ce n’est pas un masque. Le masque, c’est le masque social qu’on met chaque jour. »
Il y a en effet dans ce que tu écris une frontière poreuse entre le réel et l’imaginaire.
Tzvetan Todorov définit le fantastique comme une émergence de l’étrangeté dans la rationalité. Mais ce qui fait le fantastique c’est l’incertitude. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que ce n’est pas vrai ? Cela correspond à mon intuition selon laquelle la réalité est un rêve. Il y a ce fond métaphysique constant dans Le Cirque des Mirages. Est-ce que ce qu’on donne à voir existe ?
Pourquoi ce choix du mot « cirque » ?
Il y a dans « cirque » l’idée de la circularité de la scène. Elle évoque pour moi la circularité des passions humaines, mais aussi de l’être humain, de la vie jusqu’à la mort. Il y a quelque chose d’assez profond dans cette idée du retour des émotions pulsionnelles, des affects. Et puis il y a dans le mot « cirque » un côté ironique. Sans le fil d’Ariane qu’est le rire, tout serait beaucoup trop lourd. Il ne peut pas ne pas y avoir une petite dose de légèreté, de drôlerie, de distanciation, dès lors qu’on a décidé de se jeter dans la profondeur des passions humaines. C’est la présence de la foule qui va permettre la distance par rapport aux images proposées sur scène, parfois violentes. S’il y a moins de quinze personnes dans la salle, tout le monde est glacé, les applaudissements commencent peut-être à la huitième chanson ! Sauf si le public nous connaît déjà, s’il a les codes, s’il entend le grand rire résonnant à l’intérieur de nos chansons.
Il y a dans ton travail à la fois du fantastique et de la fantaisie – deux mots qui procèdent d’une même racine.
L’un va avec l’autre. Cela me fait penser à une phrase de Nietzsche, encore : « (L)es Grecs étaient superficiels – par profondeur. »
Tu manifestes ton goût pour la fantaisie dans l’expérience du Cabaret extraordinaire. Te sens-tu plus proche du cabaret, du music-hall, que de la chanson française ?
Il y a beaucoup de dimensions dans cette question. Je suis d’abord un grand amateur de poésie – de la poésie de la fin du dix-neuvième à Apollinaire, et puis plus loin, à toute la poésie d’Amérique du Sud. C’est extrêmement vaste. Mon lien à la chanson française, c’est un lien poétique. La chanson n’était pas très présente chez mes parents. Il y avait quelques albums de Brel, de Barbara, mais ce n’était pas ce que j’écoutais majoritairement. J’ai une formation de pianiste classique, donc j’écoutais beaucoup de musique classique, et du flamenco. J’aime le lyrisme. La véritable révélation est venue le jour où un ami, alors que j’étais adolescent, m’a fait découvrir Léo Ferré chante Verlaine et Rimbaud. Ç’a été la brèche qui m’a permis d’accéder à la chanson en tant que telle. Je suis obligé d’appeler mes morceaux des chansons pour qu’on sache un peu de quoi il s’agit, mais j’avoue que ça fait vingt ans que j’essaie d’expliquer ce que je fais ! Je peux dire à des personnes qui sont un peu plus à l’écoute que je fais de la chanson expressionniste. Mais je ne me retrouve pas, la plupart du temps, dans la chanson actuelle qui me paraît une photocopie de la réalité. Or qu’est-ce que la réalité, sinon une vie complètement soudoyée, soumise aux puissances de la consommation ? J’aime les interprètes qui sont seuls, avec une guitare ou un piano, plutôt qu’avec un tas de frous-frous, de musiciens. J’ai besoin de nudité, du « nu perdu » de René Char. Je me retrouve davantage dans un Camarón de la Isla, qui est seul avec un guitariste : on pose la fragilité humaine directement sur la table. Concernant la chanson, je suis un peu réac. Je vis dans une nostalgie du music-hall français qui s’est arrêté à la fin des années 70. Guidoni est la dernière écume de cette période, tuée par l’industrie du disque. Pierre Philippe, qui a écrit les premiers albums de Juliette et a travaillé avec Guidoni, a vu le Cabaret extraordinaire à la Nouvelle Ève. Il est venu nous dire : « Je retrouve le music-hall tel que je l’ai vécu dans les années 50. » Quand on sort de scène après le Cabaret, on lit dans le regard des gens la joie du partage humain.
Le conte irrigue lui aussi ton imaginaire, ta pratique. Dans votre dernier spectacle, Delusion Club, Le petit cordonnier est l’adaptation d’un conte dans lequel un homme tente d’échapper à son rendez-vous avec la mort.
C’est un univers qui nous nourrit. Nous avons créé il y a cinq ans avec Fred Parker le spectacle Vagabond des mers, qui est un conte de marins à la Edgar Poe, avec toute l’imagerie de la littérature du dix-neuvième. Le Cirque des Mirages voisine avec le music-hall, la chanson française, l’expressionnisme, et effectivement avec le conte. Chaque chanson du Cirque est une histoire, un cheminement. Pour toucher les gens au plus profond et au plus vaste de leur inconscient, beaucoup d’auteurs, comme Shakespeare – auquel je ne me compare pas –, ont eu recours à des figures de l’ordre de la mythologie. Si j’utilise simplement un banquier, ou un autre personnage de notre vie sociale, il n’y aura pas d’ancrage dans l’a-temporalité. Je suis attiré par le réalisme magique d’Amérique du Sud parce que je ne crois pas à la rationalité occidentale. Pour moi elle est une maladie qui durera peut-être encore quelques siècles, une fausse interprétation du réel, une angoisse, une volonté de saisir les phénomènes, une peur devant l’impermanence. Ce que j’aime dans le conte, c’est la rencontre avec des archétypes très profonds, cette capacité à mettre en avant les dualités dans l’intériorité humaine.
Je ne me retrouve pas, la plupart du temps, dans la chanson actuelle qui me paraît une photocopie de la réalité. »
Le diable est très présent chez toi. C’est celui qui divise, qui fait deux là où il n’y avait qu’un. C’est dans cette faille que peut s’engouffrer l’humour. Le diable rit, souvent.
On est toujours à l’orée de la tentation, avec toutes les questions métaphysiques que cela peut susciter. La question du diable, c’est aussi la question du double, qui est récurrente dans Le Cirque des Mirages ou même dans La passe interdite, le spectacle que j’ai créé sans Fred Parker.
Tu as parlé à plusieurs reprises d’archétypes. Plus globalement dans ton travail scénique, tu empruntes à beaucoup de formes existantes : à des genres (le tango, la musique tzigane), à des motifs, à des codes (en termes de lumière, d’habit), parfois à des stéréotypes. Mais de tout cela tu fais œuvre de création contemporaine. Il y a chez toi un côté « trans » : transformiste, transgressif… proche aussi de la transe.
Le costume vient habiller après coup le personnage qui surgit. Il y a d’abord du désir, la manifestation de quelque chose qui ne demande qu’à exister. Une très belle phrase de René Char dit : « Au moment où ils surgissent, les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux. » Il en est de même du personnage qui jaillit : il en sait bien plus que la rationalité. Le rêve, l’imaginaire, ont toujours plus de rayonnement que le concept et la représentation. Il faut parfois dix ans pour comprendre pourquoi tel personnage est apparu à tel moment.
Est-ce que c’est ainsi que naissent tes chansons expressionnistes : avec un personnage qui soudain prend corps, s’incarne en toi, et te dicte des mots ? Plutôt qu’assis devant la feuille blanche ?
Ça emprunte des chemins différents selon les fois. Ce peut être une simple phrase, un mot dans un livre qui a un pouvoir d’évocation tel qu’il va faire surgir une chanson. Ou le regard de quelqu’un de touchant dans la rue, une fragilité. Souvent ce sera en travaillant avec Fred Parker. Nous composons à deux. Il plaque un accord au piano, et il y a tout un univers derrière cet accord qu’il faut creuser. L’accord dit une histoire, reste à tirer le fil. La musique a un tel pouvoir de nous mettre en relation avec les émotions, elle a une telle densité, que je ne pourrais pas, quand bien même j’en aurais le talent, penser mes textes pour les interpréter au théâtre. Je ne présente pas un texte à Fred Parker pour qu’il le mette en musique. Sans quoi on aurait un texte bien écrit, mais qui resterait coincé dans un espace au-dessus du front, qui ne serait pas dans le corps. Un texte, c’est un corps qu’on a plaqué sur du papier. Je travaille debout, en m’agitant à l’adresse du public. Lorsque j’écris, j’ai déjà le mouvement du bras, le placement du regard. C’est le corps qui dicte.
Le rêve, l’imaginaire, ont toujours plus de rayonnement que le concept et la représentation. »
Et quand Fred Parker n’est pas là, comme dans le spectacle La passe interdite ?
C’est beaucoup plus difficile quand je travaille sans Fred. Du moins pour ce qui concerne les chansons à histoire. Les autres, ça va, je m’en sors. Mais une chanson à histoire de huit minutes, c’est parfois dix thèmes musicaux. Il faut avoir la certitude que l’histoire sera comprise. Quand nous composons tous les deux avec Fred, et que je vois que ce que je lui propose le rend fiévreux, je sais que c’est bon. Tout seul face à mon piano, je doute. Je n’ai plus le miroir fou du Parker. Je dois aller chercher chaque accord, le travail s’étend sur plusieurs semaines. Cela dit, La passe interdite me permet une exploration plus personnelle. J’y exprime une affinité avec la tradition yiddish, le monde slave, le tango. J’ai eu la joie pour ce travail de rencontrer de très grands musiciens, parmi lesquels Gustavo Beytelmann, et j’en reviens encore plus riche, avec des espaces qui se sont ouverts, une oreille plus fine.
Tu as des mains de peintre quand tu chantes. C’est quelque chose de naturel chez toi, ou tu le travailles ?
Au début c’est complètement anarchique. On laisse libre cours à la passion, l’émotion, l’énergie qui nous traverse. Puis de plusieurs gestes, on isole celui qui semble le plus juste. Mais ce n’est jamais un travail devant le miroir. C’est un travail de ressenti. D’énergie. La manière dont on fait le geste – selon qu’on ouvre, selon qu’on attrape quelque chose, selon qu’on ferme la main – suscite une vague, une vibration, un champ magnétique. C’est quelque chose qu’on retrouve soit quand on fait l’amour avec une personne, soit sur scène.
Quelle est la part de la technique et celle de la « possession » ?
Le geste est dicté par une forme de magie, au sens primitif. Que ce soit chez les chamanes yakoutes, chez les Tsaatans de Sibérie, dans le rite vaudou d’Haïti ou du Bénin, dans le bouddhisme tibétain du vajrayāna, chaque fois il y a une partie extrêmement ritualisée, et c’est ce rituel, ce cadre très formel qui va permettre à la magie noire, à des espaces incommensurables de surgir. Il y a dans Le Cirque des Mirages un travail d’horloger, un souci de la manière dont est posé l’espace de la scène – qui est un espace sacré, rituel. Dans cet espace quadrillé, on travaille la voix, le corps. Et c’est parce qu’il est très structuré que la possession va pouvoir advenir. C’est la possession évidemment qui m’intéresse. Parce qu’elle est également un travail de dépossession de soi.
Ce que tu exprimes me fait penser aux paroles d’un acteur de la troupe du grand metteur en scène russe Constantin Stanislavski : « La partition est comme le vase de verre dans lequel brûle une bougie. Le verre est solide, immuable, on peut compter sur lui. Il enferme et guide la flamme. Mais il n’est pas la flamme. La flamme, c’est ce qui se passe en moi chaque soir. Même si je ne ressens rien, le verre ne se brisera pas, et la forme, que j’ai travaillée pendant des mois, me soutiendra jusqu’à la fin. Mais si un soir il m’est donné de m’enflammer, de faire jaillir la lumière, de vivre, de révéler, j’y suis préparé, n’ayant rien prévu. »
C’est exactement ça. Un champ s’ouvre d’un coup, un espace infini qui est l’inconscient humain. Mais pour que cela advienne, il faut un fil d’Ariane, et c’est le rituel le cadre ! Sans quoi on a vite fait de se perdre. On ne nous enseigne jamais assez le risque de la scène. Cet espace est un espace sacré. Et dans le sacré, il y a du danger. Ce qui demande une santé physique, psychique. Pourquoi dans le métier artistique y a-t-il autant de personnes qui sont en souffrance, qui prennent des stupéfiants, de l’alcool ? On oublie à quel point se lancer sur une scène est un travail dangereux. Le sentiment de fusion avec le public est addictif, ça demande dans la vie privée un cadre, une solidité. Pour ne pas devenir complètement fou, pour pouvoir exprimer ce qu’on ressent, on a recours au matériel littéraire, langagier, philosophique. Mais au final c’est le corps qui parle, l’intuition, la poésie. C’est la rencontre.
Tu joues aussi pour les enfants. Peux-tu nous parler de ce spectacle, Zorbalov et l’orgue magique ? En quoi le travail est-il le même, ou est-il différent ?
On m’a passé commande à Radio France. J’ai créé une histoire en m’inspirant d’un conte bouddhiste tibétain, Le prince et le magicien. On retrouve de ce conte, dans Zorbalov, l’idée que tous les phénomènes sont un rêve, et que le fond des phénomènes, représenté dans le spectacle par l’orgue de Barbarie, crée du rêve. L’orgue fait surgir à chacune de ses musiques un numéro de cirque. J’étais ravi de cette création, mais je n’avais jamais rencontré un public d’enfants. Je l’ai créé pour la première fois au Cirque d’Hiver, avec l’Orchestre National. Je me suis retrouvé devant deux mille enfants qui à la fin criaient : « Zorbalov ! Zorbalov ! » J’ai reçu une dose d’émotion telle que j’ai été complètement dépassé, je suis moi-même resté un enfant pendant un week-end entier. J’en ai oublié le numéro de ma carte de crédit ! Quand on entre en scène, l’enfant n’en a que faire qu’il y ait eu trois étoiles dans Télérama ou un article dans Le Figaro. C’est de l’instantané. Du vécu. Si on n’est pas à la hauteur du rêve qu’on propose à l’enfant, c’est fini, on le perd. Parfois on pousse trop, les enfants s’emballent, et il faut réussir à les freiner. C’est passionnant, même quand on joue à dix heures du matin devant des classes : on est encore un peu endormi, mais on en sort avec une joie et une puissance fabuleuses.
Il s’agit d’aller frôler dans l’être ce qu’on ne veut pas voir. Pas de faire peur pour faire peur. »
Est-ce que la rencontre avec les enfants a fait évoluer le versant adulte de tes spectacles ?
Oui, ça donne davantage de solarité. Ça ajoute une dimension merveilleuse au propos, avec ce qu’il y a de beauté et de tendresse derrière. Je le ressens surtout dans la façon d’interpréter le dernier spectacle, Delusion Club. Le corps, c’est de l’enfance.
Il me semble que ce qui rapproche ton travail pour les adultes de ton travail pour les enfants est qu’il est codifié. On peut s’autoriser à entrer dans ton univers parce qu’il y a des seuils marquant l’’entrée et la sortie, une précision de la forme.
Je crois surtout que c’est l’humour qui permet ce laisser-aller. Fred Parker est pour beaucoup dans cette distance. Il y a quelque chose en nous de Don Quichotte et Sancho Pança. Il a plus d’inquiétante étrangeté que Sancho, moins de rondeurs, mais il apporte une forme de contrepoids avec le grand escogriffe fou, angoissant, inquiétant que je suis. Sans Fred, on pourrait basculer à l’excès du côté de l’obscur. Où est la limite ? C’est quand on perd l’humanité, la tendresse. Il s’agit d’aller frôler dans l’être ce qu’on ne veut pas voir. Pas de faire peur pour faire peur. Le regard de Fred qui frise, son sourire, autorisent le public, lui laissent entendre qu’il ne risque rien, qu’il peut y aller et en revenir tranquille parce que tout ça est une grande plaisanterie, un grand cirque.
Est-ce qu’au-delà de la plaisanterie tu as le désir de transformer celles et ceux qui t’écoutent ?
J’ai une idée trop sacrée de l’expérience scénique, artistique, pour me dire : « Ils ont passé un bon moment et ce bon moment va leur permettre de continuer leur petit train-train dans la société de loisirs et de consommation. » Non, ça, ce n’est pas possible. J’aimerais que ce soit un chamboulement. Que des questions soient posées. Par le corps, pas par le concept. Que ce qu’on a toujours déjà su, la reconnaissance de certaines passions humaines, de certains affects, d’un coup se révèle. Nous ne montrons rien qu’on ne sache déjà.
Tu es un homme de scène. Tu parles beaucoup de ta relation au public. Qu’en est-il quand tu enregistres ?
C’est plus compliqué en studio. Pour La passe interdite, j’ai dit aux musiciens : « On fait trois prises, pas une de plus, et on prend la meilleure. » Je ne veux pas faire de collage, sinon on perd l’émotion. Je donne tout, je fais comme s’il y avait un public, parfois je fais venir deux ou trois amis pour avoir une adresse en chantant. Mais rien, même une très belle captation vidéo comme celle réalisée au Trianon, ne supplantera l’espace de rencontre avec le public. Le disque constitue un souvenir. Il permet d’y revenir. Mais il ne peut que prolonger l’expérience de la scène, et pas inversement.
Comment, au tout début, s’est effectuée ta rencontre avec le public ?
Avec Fred, nous avons joué pendant trois ou quatre ans dans une petite cave du treizième arrondissement de Paris, rue de Tolbiac. Même pour jouer au Limonaire, il y avait un comité d’écoute, comme à l’Olympia ! Nous n’avions pas notre place. Il y a eu deux événements : nous avons gagné le prix du Centre Wallonie-Bruxelles. Et Georges Moustaki est venu nous voir dans notre cave sur le conseil de son neveu, qui était fan. Il nous a invité à France Inter dans l’émission de Serge Levaillant, Sous les étoiles exactement. C’était notre première radio. Loïc Barrouk, qui était déjà directeur du Café de la Danse, a proposé de nous produire. Nous avons signé chez Universal pour les deux premiers disques, l’album en public, puis Fumée d’opium. Il y a eu une bascule : nous sommes passés de notre cave aux colonnes Morris, au journal de France 2. Puis, sortis de notre cage, nous avons poursuivi plusieurs années dans ce rayonnement.
Est-ce que néanmoins il y a eu des obstacles, des réticences liées à la particularité de votre proposition ?
Presque cinquante pour cent des programmateurs qui viennent nous écouter ont peur de nous engager. Ils adorent mais nous disent : « Mon public… Mes élus… Je vais me faire virer. » Il faut avoir un certain courage pour produire Le Cirque des Mirages, avoir envie de quelque chose d’atypique. Nous n’avons jamais fait aucune concession sur le contenu de ce que nous proposons. A part peut-être lorsque nous étions en période de promotion à la télévision avec Universal, en renonçant à chanter une chanson très caustique qui s’appelait justement La télévision. Mais nous tenons à notre côté transgressif. Un Cirque des Mirages lisse n’aurait aucun intérêt. Nous faisons parfois grincer les dents, comme avec La fabuleuse histoire du christianisme. Je n’échappe pas à mes atavismes. J’ai été bercé par Paco Ibañez. Je suis petit-fils d’un anarchiste espagnol qui était membre de la CNT, qui a été dénoncé par les catholiques à une époque où beaucoup de curés profitaient de la confession pour aller tout répéter aux institutions franquistes. Dans Delusion Club, l’histoire de la femme fontaine qui remplit les bénitiers du monde entier, même jouée avec grandiloquence et humour, ne fait pas rire tout le monde ! Il y a dans cette chanson l’idée que la femme ayant été réprimée par le religieux, sa féminité déborde d’elle-même jusqu’à supplanter la religion. Sous le côté bouffon de la chanson, c’est un immense hommage à la féminité. Qu’il s’agisse d’une prostituée, d’une vieille maquerelle ou de la femme absolue, celle avec qui l’on parcourt cinquante ans de sa vie. Le principe féminin reste très présent dans un spectacle où il y a pourtant deux mecs sur scène. Mon corps, comme la mandragore, porte en lui les deux espaces. La part féminine de soi, dans toutes ses dimensions, c’est le monde lunaire, le jeu des correspondances, le cycle de chaque chose, l’univers du rêve, du nocturne, de l’inconscient, de la sexualité, étouffé par le judéo-christianisme. « Le christianisme n’a pas tué Éros, il l’a rendu vicieux », écrit Nietzsche. Or il n’y a pas de création artistique sans sexualité solaire. Les Indiens que j’ai visités en Amérique centrale ont préservé une tradition chamanique parce qu’ils n’ont pas été pollués par les dominicains, du fait qu’ils vivaient sur les hauts plateaux. Là où le christianisme met son nez, le monde fantastique périt. Je vis dans l’idée que chaque chose est sacrée.
Tu parlais de ta part féminine. Est-ce elle qui t’a autorisé à écrire pour des femmes ?
Je me sens très hétéro dans ma relation aux femmes, mais j’ai découvert en écrivant pour des femmes que je pouvais avoir un devenir femme. J’ai collaboré avec trois femmes d’univers différents : avec Annick Cisaruk, très slave, pour qui j’ai écrit La vie en vrac ; avec une jeune chanteuse plus réaliste, Nawel Dombrowsky, qui a des origines méditerranéennes ; et la première fois avec Sandrine Clémençon, qui était très brechtienne, et a interprété Le joyeux bordel. Je pratique la « psychanalyse artistique ». Avec mon savoir-faire littéraire, j’essaie d’être le prolongement de la personnalité de la femme pour qui j’écris. Grâce au stylo, je m’aventure dans le mystère de l’autre sexe. C’est un exercice d’amour, d’effacement devant l’autre. Les rencontres viennent au bon moment, parce que c’est l’heure du bal.
Quels sont tes projets ?
J’ai moult projets : je rêve d’un nouveau Cirque des Mirages électrique, que nous avons commencé à échafauder. Une suite de La passe interdite, encore plus yiddish. Un nouveau spectacle pour enfants, avec les mêmes musiciens. Une pièce de théâtre brechtienne pour laquelle j’ai gagné un prix de la DRAC, Rats. Si on ajoute les tournées à l’écriture de ces projets, ça fait des journées bien denses. Mais je suis très discipliné. Je surveille mon alimentation, je suis passionné d’arts martiaux, je pratique la boxe thaï. J’habite en pleine forêt, dans un petit village. Je fais mon potager, et mettre les mains dans la terre me permet un très bon équilibre, de ne pas vivre que pour la scène. En faisant ce métier, chaque jour, je me réveille ou je m’endors en me disant : « Quelle chance ! » Pendant cinquante ans mon grand-père a travaillé dans le bâtiment. Sous la neige, sous la pluie, il travaillait sur les toits. Quand il sortait, on ne lui offrait pas de fleurs, on ne lui disait pas : « Merci ! » Je m’en voudrais beaucoup de l’oublier. Je trouve l’image de l’artiste maudit extrêmement ringarde. Je remercie chaque jour ce métier. C’est de l’humanité concentrée. Vingt ans de scène, c’est mille vies.
Propos recueillis par Philippe Sizaire
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- Entretien paru dans le numéro 14 de la revue Hexagone.