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vendredi, avril 19, 2024

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« À part écrire, composer et chanter, c’est quoi votre métier ? », par Jean-Claude Barens

Bien calé au fond de mon canapé, j’allais entamer l’écriture de cette tribune que j’avais, avec une certaine gourmandise, décidé de nommer Chanson et intelligence sacrificielle ; quand soudain, de l’écran télévisuel que je m’apprêtais à moucher, surgit tel le lion de la Métro-Goldwyn-Mayer Guillaume Roquette, directeur de la rédaction du Figaro magazine et ancien de Valeurs actuelles. La bave aux babines, dans un rugissement qui fit onduler sa crinière, il asséna une violente charge contre les intermittents du spectacle. Brutale. Presque haineuse. Il ne faut pas être grand clerc pour imaginer qu’une offensive se prépare. Après la détonation provoquée par ce que lance Roquette (vous m’excuserez de ce trait), je change mon stylo de main et décide d’investir un terrain qu’il me semble urgent de réinvestir, justement, car je crains que nous ne devions affronter des lendemains qui chantent moins juste.

 

En 1999, Anne Sylvestre nous servait la Java des assédiques, facétieuse et visionnaire ritournelle qui dessinait déjà un paysage où bon nombre de contre-vérités étaient éructées à l’endroit des intermittents, intermiteux, intermutants, interminables… Soyons clairs : l’intermittence n’est ni un statut ni un métier, mais un régime spécifique de protection sociale parmi d’autres (Le métier, c’est d’être comédien, metteur en scène, musicien, chanteur, régisseur lumière, régisseur son, régisseur plateau, artiste, technicien du spectacle).

Il est régi par une convention renégociable, un règlement général, des annexes et des accords d’application. De son côté, le Medef mène un combat avant tout idéologique en prônant sa suppression pure et simple. Il faut bien comprendre que le régime de l’intermittence ne favorise aucune catégorie au détriment d’une autre.

Il est simplement adapté aux contrats courts, de la même manière que le régime général l’est aux contrats longs. Contrairement à ce qui est souvent colporté, il ne représente ni un déficit ni un surcoût. Certains chiffres sont trop facilement manipulés et brandis avec acharnement. Mais un ressentiment à l’égard des intermittents existe bel et bien. Les gens ont du mal à comprendre, alors il faut inlassablement expliquer, faire preuve de pédagogie, enrayer les clichés, les raccourcis, pour cesser d’opposer l’artiste au salarié. Souvenez-vous, c’était il y a bientôt seize ans. En 2003, des milliers d’artistes et techniciens avaient déserté la scène pour manifester dans la rue. L’un après l’autre, les festivals avaient été annulés. La bourrasque emporta même Avignon, le plus célèbre d’entre eux.

 

 

Une prise de conscience semble cependant avoir vu le jour. J’ai relevé ces propos dans un rapport parlementaire présenté en 2013 :

« Les métiers artistiques ont en partage la précarité. Derrière les vedettes que l’on peut trouver dans chaque discipline, de nombreux travailleurs peinent à joindre les deux bouts. On est donc bien loin de certains lieux communs décrivant les professionnels des métiers artistiques comme des profiteurs usant et abusant d’un système d’assistanat qui leur serait particulièrement favorable. La réalité est tout autre : ces professionnels sont placés dans une situation de risque permanent et leurs conditions matérielles d’emploi se caractérisent par une incertitude extrême, inhérente aux projets créatifs. »

Devant ces coupes budgétaires dont sont victimes l’activité artistique et les intermittents, je pense à cette phrase de Victor Hugo prononcée à l’Assemblée nationale en 1848, et qui reste d’une criante actualité : « Je voterai contre toutes les réductions qui amoindriraient l’éclat utile des lettres, des arts et des sciences. »

Dans cette période où le vent mauvais d’une doxa libérale prégnante et la tentation de la tyrannie du chiffre balayent violemment quantité de manifestations culturelles, celles-ci forment souvent des rendez-vous aux vitrines peu éclairées qui contribuent pourtant largement à l’ouverture d’espaces d’expression, permettant à des artistes de faire leur métier et de ne pas s’enliser dans des préoccupations de survie immédiate.

C’est véritablement un choix de société que de vouloir que des artistes puissent vivre de leur art et exister en dehors d’un champ médiatique tout-puissant et d’une marchandisation culturelle étouffante. Francis Mer, alors ministre des Finances, qualifia un jour les journalistes présents qui osaient le défier, ou tout simplement le questionner, de « bande d’artistes ». Mais qui se souvient aujourd’hui de son passage à Bercy ? Alors que Debussy, Rimbaud, Picasso, Aragon ou Léo Ferré sont toujours là… Alors oui, une nation sans culture vivante est une nation qui n’a plus rien à dire au monde et mourra inévitablement.

Dessin de Piérick

 

Et la chanson dans tout ça ?
La chanson est une voyageuse au long souffle qui se métisse de toutes les influences, de tous les accents. Elle demeure cependant mal aimée et mal connue des réseaux culturels. Elle pâtit d’une réputation de fille des rues un peu facile, un peu vénale. En 1983, le ministère de la Culture supprime la ligne budgétaire « chanson, variété, jazz » pour la remplacer par la ligne « rock-variétés ». Le mot « chanson » disparaît alors de la liste des disciplines que l’on peut aider. La chanson dont nous parlons n’a aucune valeur marchande. C’est de l’artisanat, qui tente de subsister à côté de la production industrielle. Pendant longtemps, des associations, des petits lieux, des passionnés, ont permis l’existence d’un réseau fragile mais militant. Peut-on se contenter de la multiplication de formules du type «  chez l’habitant » ? Oui, cela permet de vivoter, d’avoir parfois une offre complémentaire sur la route, mais cela ne peut en rien être une solution à la raréfaction des lieux de diffusion identifiés. La culture est un bien public et il faut l’affirmer haut et fort. Il existe quelques îlots de résistance, mais la menace est sournoise. Tous les hors-circuits seraient-ils condamnés à l’amateurisme, à faire tourner le chapeau, à animer maints stages… ? Peut-on vivre aujourd’hui de son art ? La chanson en l’occurrence. Il est vrai que chanter en français, à une époque, pouvait apparaître comme une maladie honteuse, mais nous étions un certain nombre, soucieux de défendre ces auteurs qui se font un sang d’encre et suent la syntaxe, ces voix bouts-filtres qui ont offert leur chant aux arrière-salles des bars-tabacs, celles et ceux qui fabriquent une chanson porteuse d’amour et d’insoumission, mariant et coloriant les mots pour leur donner chair et vie. La disette créatrice n’existe pas, et « ce dont on ne peut plus parler, il faut le chanter », disait Heiner Müller. Ces chansons sont de petits cailloux dans la mémoire qui viennent rythmer les cycles de la vie. Toujours présentes dans la trajectoire de l’être humain, elles prennent place dans le plaisir partagé, les solidarités et les brassages. Historiquement lié à la poésie, le texte de la chanson française est devenu aujourd’hui plus accessoire, avec des paroles qui participent essentiellement au climat de la chanson. Nous nous devons de rester mobilisés et vigilants pour construire ensemble ce bien commun alors que le soutien de l’état est toujours aussi faible, voire inexistant. Cette chanson, nous la voulons alternative, novatrice, mêlant aux héritages la modernité. Faisons donc œuvre commune pour y parvenir.

Chanson d’art et d’essai ? Cela fait bien quinze ans que cette appellation me traverse l’esprit. L’art pour le texte, le sens, l’agencement des mots, la qualité littéraire, la force du message, l’interprétation, etc. L’essai pour les habillages musicaux, les recherches de son, le souffle pour porter les mots, la mise en scène…

Et si des lieux étaient estampillés tels, il faudrait bien évidemment qu’ils soient aidés, à l’image de ce qui se passe pour le cinéma. Mais là encore, nous créerions une strate supplémentaire en laissant beaucoup de monde au bord du chemin, en passant irrémédiablement par un système de sélection laissé aux mains de ceux qui financent.

Comment ne pas regarder avec ironie toutes ces grosses structures d’accueil du spectacle vivant nourries d’argent public venir subventionner de grasses productions privées, et précipiter ainsi la disparition des artistes qui essaient de survivre en dehors des circuits commerciaux ? En étant également placé du côté de ceux qui essaient de diffuser des spectacles, combien de fois entend-on cette question : « C’est festif ce que vous proposez ? » Dans « festival », les plus fins d’oreille entendent festif et estival. La posture debout est évidente, le verre de boisson houblonnée à la main, le rythme qui fait dodeliner de la tête, quelques mots qui s’échappent et des chansons souvent reprises en cœur car déjà assimilées lors d’écoutes préalables, matraquées sur des supports divers. Que peut-on écouter, découvrir d’un texte dans ces conditions ? Le malentendu Tomber la chemise de Zebda est à ce titre assez emblématique, alors que dans le même album Le petit Robert constitue une perle. Bien évidemment, loin de moi l’idée de penser que ces événements n’ont aucun intérêt. Ils sont simplement en décalage avec l’idée que je me fais du partage d’un texte de chanson. Il faut donc tenter de réunir les conditions d’une écoute et écarter ce terme d’« animation », terminologie grotesque teintée de dédain et irrespectueuse du public, pour désigner tout ce qui n’appartient pas aux champs lexicaux en vigueur chez certains tenants d’une culture monolithe, parfois au bord d’un coma élitiste ou à l’opposé adeptes d’un fourre-tout dont les offices du tourisme sont friands. Vous comprendrez que « festif » et « animation » sont des termes que je ne manque jamais de remettre à leur place chaque fois que l’occasion m’en est donnée.

 

La chanson par monts et par mots
C’est dans la diversité de la langue française et dans sa capacité à se réinventer que j’aime parler de chanson ; en pénétrant dans l’univers de ces mots qui se transforment, s’enrichissent, jouent, avant de faire montre d’une grande facilité pour coudre hier à aujourd’hui et finalement prendre voix, en faisant quelques pas au grand bal des littérateurs, poétesses et encreurs de feuillets ou tout simplement en allant respirer l’air de la rue, ou sonder les états d’âme qui nous habitent. Elle peut être la caisse de résonance du mot qui se rebiffe, sort de sa gangue et de ses gonds, tout en favorisant cet acte charnel entre les mots et la palette des rythmes du monde.

 

C’est dans la diversité de la langue française et dans sa capacité à se réinventer que j’aime parler de chanson ».

 

L’homme doit être projeté par-delà son milieu social. Le scolaire peut être ennuyeux et nos grands penseurs éducationnels brouillent les pistes. Les mots simples sont remisés au rayon des vieilleries. La grammaire devient donc ORL (observation réfléchie de la langue) –  avouons qu’il y a là de quoi faire maintes angines rouges ! Le matraquage publicitaire se nomme « communication externe », le chômeur devient « demandeur d’emploi », se serrer la ceinture disparaît au profit d’« austérité », la femme de ménage reçoit le titre de « technicienne de surface » et simplifier se dit « décomplexifier ». Le décryptage de cette langue de bois technocratique prête à sourire, le mot charnu laissant place à l’aseptisé. La langue et les mots constituent un véritable patrimoine qu’il convient de ne pas assécher, qu’il faut nourrir en permanence, sans le ramener sans cesse à la matérialité économique. Les mots sautent, gambadent, franchissent les océans. Cette mobilité est une richesse. Ceux que l’on croyait nés sur place ont parfois fait de longs voyages. Venus d’ailleurs ou partis ailleurs, le chassé-croisé est permanent. Et si nous empruntons aux autres, il faut savoir que les autres nous empruntent également beaucoup. Les mots sont des papillons qui se posent sur la feuille. À nous de les assembler, les colorier. D’entamer la pollinisation. De les rendre fondants ou amers, d’en extraire la pulpe. Mais ils font aussi leur nid au fond de notre gorge, ne demandant qu’à prendre leur envol par grappes pour venir caresser notre oreille, mais aussi exprimer toute la gamme de nos colères et de nos émotions. Et quoi de plus naturel s’ils viennent nicher dans une chanson ?

 

Pourquoi a-t-on tant de mal à associer la création à la notion de métier ?
C’est un vaste sujet. Pierre-Michel Menger, sociologue spécialisé dans le travail créateur, a fourni une analyse pertinente des différents enjeux qui sous-tendent le croisement de ces deux notions :

« Un métier qui comporte des récompenses (symboliques ou matérielles) incertaines mais très élevées attire en permanence bon nombre d’aspirants qui parviennent tant bien que mal à y survivre avec l’espoir que leur talent sera un jour reconnu. L’incertitude est donc bien au cœur de la vie artistique, puisqu’on ne peut jamais prévoir le type de proposition artistique qui plaira au public auquel on les destine. De petites différences initiales de talent peuvent produire des différences considérables de succès… » (1)

De son côté, Sarclo, activiste du spectacle vivant, met en lumière la difficulté d’être auteur de chansons d’auteur au vingt-et-unième siècle et de vivre de son métier :

« La chanson, comme la poésie, a une image positive dans les esprits, mais n’a pas (ou plus) véritablement d’existence réelle dans l’émotivité sensorielle des gens. Quand elle n’est pas objet de commerce, elle est devenue de la culture comme le théâtre et la littérature, et cela n’enlève rien à sa nécessité. C’est à ce titre qu’elle a besoin d’aides structurelles pour exister. »

« S’il puise dans des émotions et un imaginaire modernes, dans un vocabulaire non périmé et dans une musicalité vivante, un auteur de chansons aura toutes les peines du monde à trouver un public : les gros conduits sont encombrés de conneries et/ou d’images d’Épinal, et le petit est encombré de philatélistes. »

Force est de constater que les deux propos se complètent plutôt bien et qu’ils soulignent en commun la difficulté d’une crédibilité professionnelle en ce qui  concerne les métiers artistiques. Là encore, la pédagogie de terrain est essentielle.

 

Privatisation croissante des œuvres de l’esprit, et abreuvoirs à images
Quels contre-pouvoirs opposer aux géants du numérique, qui au-delà du non-respect du droit d’auteur ont le pouvoir d’éditorialiser les contenus ? Il est essentiel d’en prendre conscience et de tenter de lutter contre la marchandisation des œuvres et des imaginaires. L’autonomie artistique et l’acte de créer peuvent être en danger.

 

Partant du postulat que la relation humaine directe est irremplaçable, il faut donc créer des points de ralliement non dictés par le numérique pour refixer l’attention, l’écoute, la proximité, sans artifice technique. Moins de son et plus de sens ».

 

Il faut également s’interroger sur la dimension éthique et politique du numérique. « Les GAFA sont en passe de nous gouverner. Facebook décide de notre fil d’actualité. (…) Nos représentations du monde semblent ainsi dépassées sans que l’on n’arrive à retrouver le sens de l’Histoire. Parce que tout va trop vite. Le temps d’être inquiets, nous sommes déjà repris dans un rythme frénétique de distraction intellectuelle dans une temporalité immédiate par peur de manquer une information importante ou pour obtenir une forme moderne d’approbation sociale. » (2) De son côté, l’image fournit le moyen le plus important pour échanger au sein d’un groupe, d’une communauté, et donc créer l’interaction. Contrairement au texte, l’image ne représente aucunement une barrière linguistique. Une image vaut mille mots, dit-on chez les tenants du numérique.

« A l’heure des smartphones et de l’information en continu, le silence est perçu comme une source d’angoisse. Dans notre société hyperconnectée, ne rien dire d’intéressant vaut toujours mieux que de ne rien dire du tout. Alors il faut remplir les vides, les blancs. On ponctue nos phrases de “en fait” et de “du coup”, on les termine par des “t’as vu” ou “tu vois”. Et lorsque notre interlocuteur met plus d’une demi-seconde à nous répondre, on ne peut s’empêcher d’ajouter un “voilà”, comme pour lui signifier verbalement que l’on a terminé de parler et qu’il lui faut répondre. Comme un simple “oui” ne suffit plus, il rétorquera “j’avoue”, davantage un acquiescement faiblard qu’une confession à cœur ouvert » (3).

Partant du postulat que la relation humaine directe est irremplaçable, il faut donc créer des points de ralliement non dictés par le numérique pour refixer l’attention, l’écoute, la proximité, sans artifice technique. Moins de son et plus de sens. Moins d’images, plus d’odeurs… Et continuer à donner vie aux mots en les bouturant avec amour, en associant tous les passeurs de cultures. Notre préoccupation est autour de ces mots et du sens qu’ils trimballent. La transmission est inscrite dans l’histoire de la chanson. Et c’est bien ce qui, notamment, en fait sa force.

Dessin de Piérick

 

Et demain, on fait quoi ?
Le démantèlement de nos repères est impressionnant : l’Éducation est de moins en moins nationale, et les banquiers pénètrent dans les classes avec leur écran tactile pour expliquer aux enfants comment devenir de bons consommateurs soumis aux lois de l’argent. Les festivals attirent aujourd’hui  les affairistes de tout poil, qui en prennent la tête dès que le fruit est juteux, tout en continuant à percevoir des aides publiques. Qui aurait pu imaginer qu’un jour Vivaldi rime avec Vivendi ? Le droit d’auteur est vandalisé, la politique du chiffre supplante partout celle des idées et du développement humain, la précarité est généralisée, les services publics subissent maints sévices… et j’en passe. Cet ébranlement à moyen terme des structures politiques et idéologiques doit nous mobiliser.

La meilleure façon de rentrer en résistance est de faire en sorte de partager les savoirs face à une société agressive et consommatrice, en tentant de construire un socle alternatif appréhendant au mieux les mutations en cours. Il est essentiel de proposer et d’ouvrir des espaces d’expression de proximité, lieux vivants pour citoyens curieux. Des moments de rencontres où se construisent la mixité et la citoyenneté d’aujourd’hui, sans abandon du sens critique, loin des grandes messes de masse adossées à la consommation. L’écran unique ne pourra pas être éternellement la principale localisation du divertissement et l’unique espace d’immersion de l’homo digitalis. C’est dans une recherche de propositions d’évasion qu’il faut affirmer son existence. Le spectacle vivant en général et la chanson en particulier doivent réinvestir l’espace public. Et même si c’est depuis la marge que l’on peut regarder le monde, avouons qu’il est difficile de rester isolé quand on est tout petit. Il faut inventer des formes innovantes, de nouveaux modèles, solliciter le tissu associatif actif dans d’autres domaines, proposer des croisements et faire que la chanson soit aussi intégrée au travers de l’une de ses composantes : le mot. Il est parfois possible de faire beaucoup avec peu. Face aux mastodontes, nous avons la capacité d’être vifs et virevoltants. Ma dernière expérience de terrain me donne beaucoup d’espoir : L’émoi des mots, vingt-quatre rendez-vous culturels en territoire rural, du 9 mars au 23 juin. Je peux vous assurer que les liens se créent. Le modèle économique est fragile (petit apport financier des municipalités et associations, billetterie), ceux qui fréquentent les rendez-vous devenant ainsi les premiers coopérateurs. Les artistes ou intervenants sont professionnels et rémunérés comme il se doit. La chanson y côtoie le théâtre, la causerie, la lecture, le conte, la littérature, la poésie, la calligraphie, le slam ou la conférence. Des lieux non dédiés aux spectacles (caves d’un château, moulin, ancienne chapelle restaurée…) deviennent vivants, le foyer rural reprend des couleurs, la médiathèque ouvre ses portes. Le mot est une formidable clé pour fédérer, ouvrir des voies, pour pouvoir associer des clubs de pelote basque ou de cyclisme, impliquer un atelier photo ou des écoles primaires, en prenant parfois appui sur une manifestation nationale comme le Printemps des poètes. La proximité est partout de mise. Les jauges tournent autour de cinquante à cent places. Nous ne faisons pas face à des consommateurs replets et saturés de verbiage économique, mais à des êtres humains ouverts, curieux, sensibles, créatifs et manifestant un intérêt pour des pratiques qu’ils jugent innovantes, le tout assorti d’une réelle volonté de devenir acteurs de l’histoire en cours. Nous sommes bien loin du panurgisme de masse. Partout en France, de formidables initiatives de ce type naissent et vivent, malgré une subsistance bien souvent difficile. C’est pour cela que le maintien de la culture en tant que bien commun nécessite aussi courage politique et rééquilibrage des moyens, afin que tous les hors-circuits ne soient pas condamnés à la précarité et à la mise à l’écart. La menace est sournoise. Edmonde Charles-Roux disait que pour elle le plus beau mot de la langue française était « comprendre ». C’est un des objectifs principaux que s’assigne l’éducation populaire : « La parole est partagée et la culture aussi. Les rapports de domination, les antagonismes sociaux, les rouages de l’exploitation doivent être rendus lisibles aux yeux du plus grand nombre. Et nous partagerons ainsi collectivement ce que nous aurons compris. »

« Ne pas manager mais aménager, s’arranger pour que l’art ait lieu… » (4), continuer à offrir du rêve, ouvrir l’imagination et échapper à l’aridité économico-administrative,  en se plaçant du côté de ceux qui préfèrent la poésie sur la distance au profit dans la minute.

Jean-Claude Barens


  1. Pierre-Michel MENGER – Le travail créateur – S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard-Seuil 2009
  2. Asma MHALLA, maître de conférence à Sciences po, spécialiste des enjeux numériques – Contre toute attente, la critique du numérique vient des États-Unis – Blog du Huffinton Post, 29 juin 2016.
  3. Albane GUICHARD – « En fait », « du coup », « j’avoue » : ces tics de langage qui nous font tiquer – Le Temps (CH), 4 avril 2018
  4. Véronique PESTEL, auteur-compositeur-interprète.

 

 

Jean-Claude Barens est directeur du FestiVal de Marne de 1992 à 2013, et est à l’origine de nombreux festivals. Depuis 2016, il assure la direction artistique du festival Barjac m’en chante.


Jean-Claude Barens
A part écrire, composer et chanter, c’est quoi votre métier ?

Tribune parue dans le numéro 12 de la revue Hexagone.


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3 Commentaires

  1. Comme il parle juste ,Monsieur Barens, et comme il est difficile de rester dans ce non-mètier qu’honit Roquette et ses pareils…..Courage, tous , vous faites le plus beau métier que beaucoup jalousent…..

  2. Merci pour cet article. Il faudrait aussi parler des retraites de misères que les anciens artistes reçoivent. Les gens seraient frappés de savoir que tel acteur qu’il revoient souvent et avec plaisir à la télé doit survivre avec moins de 1000 euros par mois…

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