Les deux ailes de Leprest – Partie 2

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Photo © Thierry

Après un long entracte au goût de tagine de poulet, une fanfare bat le ralliement des troupes. Il faut quelques vigoureuses invectives à Christian Paccoud pour faire comprendre à la foule qu’elle aurait tout à gagner à se répartir correctement et ne pas rester collée au bar. La deuxième partie commence donc dans un joyeux bordel par une « minute de bruit » – alternative à celle « de silence », trop conventionnelle – pour saluer le disparu de façon sonore plutôt que timorée.

Puis, Mime (Rémi Pablo, Jérémy Dutheil) arrive délicatement sur les premières notes de Je viens vous voir. Le chanteur, beau gosse brun à l’accent délicieux, fraternel la plupart du temps, rocailleux quand il le faut, suscite vite l’adhésion : le public reprend spontanément les habituels « la… la » aux premiers vers de chaque couplet. Sa façon de chanter, très douce et loin du micro, oblige ce qui reste de gueulards (encore au bar) à fermer leur clapet pour saisir l’instant de grâce. Et il se permet même une variante-clin d’œil à la fin : « c’est pour l’amour qu’il v’nait nous voir ». Puis, enchaîne, en toute logique, avec Le Mime, dans une version mixte – sketch d’abord, chanson ensuite, avec le renfort du complice accordéoniss’. Le public ne se formalise pas quand le chanteur plante le dernier couplet, mais l’aide à se rattraper pour réussir sa chute.

Changement d’ambiance, violent contraste : sur fond d’accordéon sourd, un frêle et grand gaillard se glisse sur scène, commence à dire un texte en s’emmêlant un peu les pinceaux, se ressaisit et attrape le public dans le même geste, capte l’attention et ne la lâchera plus : c’est Vingt Ans… premier grand choc de cette deuxième partie. L’interprète, Mehdi, balance ce texte comme s’il s’agissait de son premier slam, en y mettant toute son âme – regard baissé, tourné vers l’intérieur de lui-même… mais fier et aiguisé quand il relève les yeux sur nous. Il y a, soudain, concordance entre le fond et la forme, le texte et l’interprète : tout géniale qu’elle soit, la version Leprest avait été enregistrée trop tard, la trentaine bien tassée ; elle sonnait comme un bel exercice de style ferréen, un poil trop maîtrisé. A l’inverse, ce Mehdi conjugue morgue et fragilité, look de petite frappe et reste d’enfance, exactement comme le suggère le texte : il a l’âge du rôle, qu’il joue et documente tout à la fois. Et sa manière bien contemporaine de lancer la voix (sur « enculer l’horizon », il dit « enculéééé ») échappe au cliché « riv’ gauche » pour se rapprocher de choses plus urbaines et actuelles. Le texte, malgré quelques tics d’époque qui sonnent désormais un peu désuets, y gagne en contemporanéité et son sens s’en trouve renforcé.

Photo © Thierry Duret

Choc des générations : après le sublime jeunot, la toujours pimpante Fanfan arrive sur scène en casquette de Gavroche rose, tandis que Paccoud sifflote Le Temps des Cerises sur son piano du pauvre… La chanteuse raconte l’anecdote à l’origine du Sculpteur et le Cerisier, puis se lance, assumant totalement son credo « chanson réaliste », accompagnée d’une pianiste aveugle. Après le parlé-slammé, elles déroulent une de ces amples mélodies qui auraient pu (et dû) faire de Leprest ce qu’il n’a jamais été : un auteur de grande chansons populaires patrimoniales. Nous sommes enfin en territoire Pierron (la première de la soirée signée par le grand Gérard, il était temps), avec ce que cela suppose de sentiment fraternel et de sillon popu d’une rare profondeur. Fanfan, aidée par les chœurs de sa pianiste, donne à cette chanson assez récente un air de goualante éternelle sortie du répertoire ancestral des chansons de rues. Elle sublime l’anecdote – un hommage à Ernest Pignon-Ernest – pour dire l’imbécillité de la guerre, l’utilité de l’art ; et la métaphore cerisière, réminiscence bien vue et bienvenue à la mémoire de la Commune…

Survient JeHaN, en territoire conquis, qui n’a qu’à grommeler « bonsoir » pour qu’un frisson parcoure l’auditoire. Il démarre par un inédit que l’on commence à bien connaître : sur une rythmique blues-rock enlevée avec scat’ au refrain, c’est Drôle d’ambiance dans le bar, histoire d’un bistrot qui va à vau-l’eau depuis que sa cafetière fuit (métaphoriquement… et plus réalistement du domicile conjugal)… On reconnaît la trame d’une autre chanson, Café Cocu, offerte à Romain Didier. Ce texte-ci, écrit fin 70’s début 80’s, lui est antérieur : il faisait partie d’une série de papiers laissés par Leprest chez son ami auteur-compositeur-interprète rouennais Didier Dégremont, qui les a remis en circulation fin 2014 suite aux divers travaux biographiques venus lui rafraîchir la mémoire sur ses années chansonnières en général et son compagnonnage avec Allain en particulier. JeHaN le salue et remercie d’avoir « remis au pot » ces chansons qui n’avaient pas écloses mais ressurgissent désormais comme si elles avaient été écrites la veille. Deuxième inédit Leprest puisé chez Dégremont : Tu voudrais tout savoir, suite d’interrogations enfantines ou amoureuses, dialogue fils-père ou jouvencelle-homme mûr, riche en questionnements poético-métaphysiques ou métaphorico-existentiels (rayer la mention inutile), dont certains annoncent, beaucoup plus tard, le classique Où vont les chevaux quand ils dorment, dont ce texte constitue indubitablement le brouillon prometteur. JeHaN l’interprète sur une musique douce (composée, selon nos sources, par Lionel Suarez), comme une berceuse. L’auteur nous renvoie l’image de nos propres doutes (« je suis seulement le miroir à tes questions »), suggérant que l’art relaye les interrogations mieux qu’il n’apporte de réponses.

Photo © Thierry Duret

Ensuite, le colosse aux pieds d’argile toulousain invite sur scène la délicieuse Caroline Allonzo, moulée dans une jupe de cuir (pour rappeler qu’une chanteuse lyrique est plus rock qu’on ne le pense ?) JeHaN rate un peu l’intro, recommence, se replante, rit, rougit, rugit et balaie tout ça d’un revers de main sur sa guitare enfin « capodastrée » dans la bonne tonalité. Quand ils sont raccord, le dialogue Qu’a dit le feu qu’elle a dit l’eau fonctionne et frictionne à merveille ces deux éléments : la chanson était faite pour être jouée en duo, eux seuls apparemment l’ont compris, et cette faculté d’appropriation ajoute à ce classique tardif son supplément d’âme. C’est tout à leur honneur d’y parvenir malgré les difficultés techniques : visiblement, la succession de tant d’artistes aux configurations instrumentales diverses pose des soucis de sonorisation, et le côté « bonne franquette » menace parfois le professionnalisme : après un énième larsen, JeHaN arrache de rage le micro de sa guitare et continue acoustique, haussant le ton pour se faire entendre sans amplification : la chanson y gagne encore en intensité, et l’on constate que notre bluesman boudeur n’est jamais aussi bon que face à un peu d’adversité.

Retour à l’accordéon (Paccoud) pour assurer la transition… Fausse piste : lui succède une guitare électrique nerveuse, un peu funky : Keziah Jones en mode chanson réaliste ? Pas loin… C’est Fab Zoreille et La Gitane, dont les « yeux bleus comme la fumée » prennent des accents blues énervés. Malmenant la mélodie originelle par de brusques ruptures rythmiques, la voix rauque tonitrue avant que la guitare parte subitement en cocottes james-browno-princières quand il est question de « rock-o-flamenco »… avant de ralentir et retomber sur ses pieds. Il double son solo à la bouche, et explique : « Allain Leprest, il aimait ben ce genre de plans… d’ailleurs il a une chanson où il dit : me crois-je encore guitariste ? Etc ». C’est drôle, intempestif, frondeur : comme une nouvelle robe un peu pute à la vieille danseuse des paquets.

Photo © Thierry Duret

Guitare électrique encore, mais en accords martelés (deux demis-temps corde basse, un temps pour racler les cordes aiguës) : c’est Armelle Dumoulin qui, avec l’aide de Paccoud, électrise de sa moue gamine le spleenétique Y’a rien qui s’passe. Effets de voix rock (ou « punk », ce mot qu’elle emploie souvent en interview, concerts) : cri, râle, murmure, pour habiter le paysage désolé et cette éternelle histoire de bar… Choix étonnant quand on connaît son propre répertoire : alors que ses premiers disques jouaient sur les codes de la chanson réaliste (pour y insuffler une distanciation moderne, humour, absurde ou théâtralité), ses deux derniers albums posent des textes elliptiques ou lapidaires sur des musiques plus électriques, bien loin de la tradition chansonnière « littéraire ». Qu’importe : elle endosse comme une deuxième peau ce texte au réalisme couillu, d’une écriture narrative qui ne lui ressemble guère a priori (un type mate une barmaid dans une station balnéaire hors saison en se désespérant de ne pouvoir conclure)… Et contre toute attente, ça marche : le changement de sexe colle à son allure garçonne, la virilité déconfite s’incarne dans son manche de guitare, branle d’accords rageurs qui tonifient cette chanson immobile, figurative… « comme un tableau », conclut-elle, avec un grand geste du bras, pour évoquer la toile autour d’elle et s’en extraire tout à la fois : se fondre dans un texte monumental et le sublimer, à sa façon – gageure réussie, et autre très grand moment de la soirée.

Un peu de légèreté ensuite ne fait pas de mal, avec le retour de Rémi Pablo, alias Mime (on s’y perd un peu, dans ces pseudos), cette fois avec ses amis du Zoulouzbek Band : Vas-y mollo Quasimodo, extrait peu repris du mythique album Voce A Mano avec Richard Galliano (huit chansons chantées ce soir-là sur les quinze du disque original, un record ?). On est d’autant plus content de la réentendre, celle-ci, qu’elle contraste avec Y’a rien qui s’passe – encore une histoire de comptoir, mais un Leprest léger et insouciant : il joue sur les mots, la forme devenue virtuose a plus d’importance que le fond, la langue se fait musicale (chorus d’assonances ? contrepoint d’allitérations ?) et l’on pimente ça d’allusions historico-littéraires aussi joyeuses qu’anachroniques, figurant un Paris moderne joliment dérisoire mais éternellement hugolien.

Zoulouzbek band, encore, avec son chanteur à casquette, pour faire le point sur Le Poing de mon pote : encore une ode fraternelle à un dur-à-cuire, proche de la version qu’en avait donné Flow sur le disque collectif Chez Leprest (où le chanteur arborait un même genre de casquette sur la calvitie occasionnée par son cancer). Version chaleureuse, guitare accordéon augmentée d’un violon solo féminin, pour attendrir la pogne du pote – et gagner le cœur des spectateurs.

Photo © Thierry Duret

Après ça, c’est le grand retour de François Lemonnier, véritable invité d’honneur de la soirée (pas moins de quatre chansons). Il en annonce une, cette fois-ci, qu’il qualifie d’« un peu bizarre » : Dix Amis, un quasi-inédit mis en musique par Christian Paccoud et récemment ré-exhumé. L’histoire de cette résurrection est significative et démontre qu’il reste encore un important corpus (de textes, poèmes, dessins) immergé : fin des années 80, Leprest et Paccoud ont écrit, joué… et oublié cette chanson sur un coin de table à la fin d’un concert au Gerpil (bistrot déjà mythifié par Dimey). Marie-Luc Malet, proche de Leprest depuis le spectacle avec Pierron à Saint-Pierre des-Corps, présente ce soir-là, a eu la présence d’esprit de la noter… Elle l’a ressortie quelques années plus tard (1996) en ouverture d’un concert au Picardie, enregistré par un activiste leprestien de l’ombre (que l’on appellera Michel D., pour ne pas trahir son identité). Celui-ci, bien des années après que la chanson a été ré-oubliée, a transmis l’enregistrement à l’archiviste-en-chef de toutes les raretés leprestiennes (par soucis de discrétion, on abrègera son nom en Denis D.), qui l’a passée à Lemonnier… lequel a retranscrit la chanson pour lui offrir ce soir-là une nouvelle jeunesse. Le texte, simple en apparence, oppose amitié et amour, déroulant une litanie de vrais-faux contraires qui s’opposent ou se complètent paradoxalement, liés par le refrain tendre et doux : « Dix amours pour finir mes nuits /Un amour pour finir mes jours /On n’sait plus devant quoi on fuit /On n’sait plus après quoi on court ».

François Lemonnier enchaîne avec une autre découverte, 100% inédite cette fois : La Dame sur la boîte à sucre. Il ne le dit pas, mais il s’agit d’un autre petit texte retrouvé par Didier Dégremont : « Elle était jolie la d’moiselle sur la boîte de sucre roux /A côté de celle du sel de la boîte avec les trous /Elle était jolie la dame devant le viaduc mal peint /Sur la boîte de sucre de canne, du mimosa plein les seins /Elle était bath’, la dame sur la boîte /D’un signe de la main je lui disais chut / Quand j’piquais du sucre, et elle disait rien ». Il la joue, comme la précédente, seul à la guitare, avec un petit air gamin rappelant sa belle carrière de chanteur jeunesse.

Arrive Mimile (du groupe Mimile et les Ramulots), pour une autre chanson de bistrot : Y boit l’fond, mis en musique par l’historique Jean Corti, déclinaison drôle et absurde du sempiternel décor pochetron. Cette fois, la serveuse a les seins qui frôlent le bord des verres, le patron n’a pas l’air dans son assiette, et à défaut de tableau de maître, on exhibe un authentique maillot de Raymond Kopa dédicacé par… Raymond Poulidor. Cet amusant rafraîchissement anisé est joué sur une musique bluesy légère : le chanteur à rouflaquettes et feutre mou, croisement improbable de chansonnier old school et gentleman-voleur de poules, égrène ce texte rigolo avec un sérieux imperturbable mais décale (mine de rien) comme un pur jazzman. (A noter : il existe également une version très rare de cette chanson, enregistrée chez le Michel D. évoqué plus haut, où Leprest joue le texte par-dessus un morceau tiré d’un CD de blues instrumental).

Photo © Thierry Duret

Retour aux complices du Théâtre du Fil, avec Chahinez Hammadi, qui avait joué il y a quelques années dans une mise en scène d’un texte de Novarina par Christian Paccoud : elle interprète cette fois Bilou, chanson apparemment triste dont elle livre une version souriante (toute en pommettes, boucles noires et chemise rouge). Le public s’en mêle, encourage et parsème les trois temps de « hey ! » et « yep yep ! » communicatifs : ça tangue et valse euphorique, la « franginette » a visiblement trouvé du monde pour en découdre avec sa déprime… Lui succèdent Les P’tits enfants de verre : retour en territoire Pierron, version chorale (quelques Sœurs Sisters, Paccoud) – mélodie chaleureuse pour bobos intimes, chaleur humaine contre injustices sociales. Toute la salle se joint au refrain (celui qui ne chante pas, il doit avoir un mot d’excuse de sa mère) : la ritournelle du grand Gérard enfle et s’envole dans les airs, il manque juste un limonaire (avec un vieil air du tonnerre…) pour quitter définitivement la terre.

La fin est proche, mais une dernière surprise nous attend… Un homme seul s’extrait du public et vient interpréter Arrose les fleurs : le comédien Georges Trillat. A la version douce-amère du disque, il oppose une vision tragi-comique, incarne avec drôlerie ce texte de vraie-fausse rupture, désamour qui ne dit pas son nom – une plante à arroser, dernier lien de tendresse tangible entre deux êtres. On ne sait plus s’il faut en rire ou en pleurer. Les deux, peut-être ? (Même texte, autre nuance comique : on l’avait déjà entendu en mode pince-sans-rire par le québécois Jacques Rochon, lors d’un spectacle avec Marion Cousineau au Connétable).

Remerciement. Der des ders : Tout c’qu’est dégueulasse porte un joli nom, par un trio de filles vertes aux voix acides, et repris en chœur par la foule sur fond d’accordéon. Paccoud retrouve son habit de Monsieur Loyal, aidé par la Dumoulin (qu’on a vu se démener toute la soirée en roadie, choriste, musicienne, boute-en-train, etc.) pour remercier tout ce beau monde. Et donner rendez-vous du 26 au 30 juillet pour le festival des fromages de chèvre à Courzieu près de Lyon.

(A signaler : la même équipe réinvestira Télé Bocal samedi 4 mars, avec Brel-Brassens-Ferré)

Pour relire la partie 1, c’est ici.


2ème partie : Mime – Zoulouzbek Band – Mehdi – Fanfan – JeHaN – Caroline Allonzo – Fab Zoreille – Armelle Dumoulin – François Lemonnier – Mimile – Chahinez Hammadi – Christian Paccoud & les Sœurs Sisters – Georges Trillat – Louise, Eléna & Marie Pétrolette


Nicolas Brulebois, l’auteur de cet article est également l’auteur d’un ouvrage sur Allain Leprest, intitulé Gens que j’aime et qui est disponible ici par exemple.

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