Alma Forrer – Le diable au corps

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Alma Forrer © David Desreumaux

Il y a quatre ans, elle était la grande promesse de la scène folk : branchée, érudite (connaissant les songwritersaméricains) et néanmoins capable d’ouverture. Avec son charme, sa voix noyée de larmes et sa belle écriture, elle semblait en mesure d’accomplir le crossover : amour réel pour l’americana et goût assumé de la variété – fondre cela en une chanson d’ici à la fois lettrée, mélancolique, séductrice. Mais Alma Forrer ne s’est pas engagée dans la voie trop bien tracée qu’on lui prédisait. Suivant ses impulsions et les aléas de la vie, elle a osé un virage musical dangereux mais excitant, qu’elle a pris à toute allure. Avec le risque de finir dans le décor. Elle s’y est brûlé les ailes – mais qu’importe, si les sensations ont été à la hauteur ?

Rêvons un peu… Dans un monde idéal, Conquistadors aurait dû affoler les pistes de danse à l’hiver 2019 ; et 120 être le tube de l’été passé, s’échapper de tous les autoradios du monde, roulant à tombeau ouvert au son d’« Un réacteur dans la nuit qui gronde / Pas l’temps de donner à l’ennui une seconde ». Guitares dreampop et production sexy-solaire, ces deux chansons parfaites sont au cœur du premier véritable album d’Alma Forrer, L’année du loup, paru en novembre dernier. Si l’on y ajoute le morceau donnant son titre au disque, doté d’un clip on ne peut plus glamour, elles constituaient le trio gagnant de cet opus en rupture : virage à 180 degrés hors des sages sentiers folks des débuts, pure cowgirl transfigurée en vamp électrique ; l’efficacité pop au service de l’affirmation de soi. Avec, malgré tout, un reste d’innocence tenant à distance toute vulgarité.

Entrée maladroite dans le monde des maisons de disque, Alma Forrer a joué loyalement le jeu pendant deux ans chez BMG, profitant de cette opportunité pour évoluer : envie d’émancipation, d’échapper à sa condition de fille-triste-faisant-des-chansons-éthérées dans l’ombre d’un compagnon-pygmalion. Ses deux premières réalisations (en 2014 et 2016) l’avaient fait repérer : des revues ou sites spécialisés (Magic RPMPopNewsFroggy’s Delight) lui vouèrent d’emblée un demi-culte, voyant dans son couple avec Baptiste W. Hamon des Gram Parsons et Emmylou Harris 2.0. Lui sérieux comme un pape dans son goût érudit de l’americana, elle apportant une discrète touche de séduction et de légèreté. Cliché parfait.

Alma Forrer © David Desreumaux

De fait les débuts d’Alma furent – à 19 ans – d’une fraîcheur et d’une maturité confondantes : approfondissant le folk à la fac, après seulement quelques scènes ouvertes, elle proposa d’emblée un CD quatre titres à la beauté ravageuse, d’où émergeait Bobby (véritable petit tube indé qui n’a pas pris une ride) et d’autres chansons joliment mélancoliques ou tristement gaies, atemporelles, qu’elle aime encore aujourd’hui malgré quelques réserves (« On n’y comprenait rien ! ») sur sa façon de chanter d’alors.

Le deuxième disque, véritable mini-album, enfonçait le clou en 2016 : guitares cristallines noyées d’écho, nostalgie galopante (Comme avantEn grandissant), léger panthéisme (La forêt nous protège), comptine échappée à l’enfance (Pour l’oiseau). Influences folks encore perceptibles (notamment via l’adaptation de Townes Van Zandt, un de ses songwriters fétiches, dont elle s’est inspirée pour son propre picking), mais ouverture : on croit y entendre une fusion entre son americana de départ et la préciosité vocale cœur-au-bord-des-lèvres chère à Barbara. C’est qu’Alma, même si elle éprouve un amour réel envers ces folkeux « pour spécialistes » que sont Van Zandt ou John Prine, a grandi dans une famille où l’on écoutait aussi de la chanson française réaliste ; et voué un culte, adolescente, à… Marie Laforêt. Un goût pour la variété classieuse et le beau mélo qui lui permet par exemple de reprendre Quelques mots d’amour, de Michel Berger, au Grand Studio RTL, sans y perdre son âme.

« J’ai voulu des photos et des chansons plus rentre-dedans, voire un peu… badass ! »

La presse grand public applaudit ce deuxième disque : dans un papier dédié aux artistes les plus prometteuses, Elle place Alma Forrer dans les starting-blocks aux côtés de Clara Luciani (qui n’avait pas encore sorti La grenade). Au même moment, Polydor lui demande d’écrire pour Pomme, qui ne s’assume pas encore comme auteure et cherche des plumes plus aguerries pour son EP. Elle contribuera donc, avec Vianney, aux premiers pas de celle qui sera plus tard couronnée aux Victoires de la musique. Dans la foulée de ces beaux débuts, le label BMG (qui n’était alors qu’éditeur de ses chansons) lui propose de signer pour un album. Mais il faut vivre pour nourrir son art, et trois ans vont passer avant que ce projet se concrétise. Entre-temps, elle aura voyagé (Québec, Suède), étudié (master d’Histoire de l’art consacré au photographe suédois Sune Jonsson), vécu une séparation…

Autant de motifs pour avoir envie, musicalement aussi, de larguer les amarres : sortir un peu de l’americana, ne plus être « l’ex-petite amie choriste » mais s’assumer en femme forte. Elle rêve alors de pop, rattrape son retard sur les figures françaises du genre (Étienne Daho, Vanessa Paradis), cite comme modèles des artistes anglophones couillues (Angel Olsen, Bat for Lashes). Quand on lui dit que certaines de ses nouvelles chansons donnent une impression de libération, elle complète d’elle-même : « …sexuelle ? Oui… Je voulais sortir de ce truc un peu victimaire, qui m’énervait. C’était un moment de relative errance : dans ma vie personnelle je me sentais malheureuse, et chanter en boucle des chansons tristes n’aidait pas à aller mieux. Alors j’ai voulu des photos et des chansons plus rentre-dedans, voire un peu… badass ! »

Les morceaux les plus marquants de ce nouveau disque seront de fait les plus « libérés » – ceux déjà cités, où elle explore toute la palette, de girly à maîtresse-femme, avec quand même assez de recul pour ne pas tomber dans les clichés (elle cite souvent Marie-Flore, avec un mélange d’attirance et de répulsion, comme exemple réussi de vulgarité assumée). Le producteur suggéré par la maison de disque, Ben Christophers, la suit dans cette voie, arrange ces titres de façon énergique sans renoncer pour autant à la délicatesse, propose le pont sublime qui propulse 120 au septième ciel, ou cosigne Je suis : à la fois poème existentiel (inspiré de Camus, Le vent à Djemila) et chanson d’une effrénée sensualité avec refrain anglais, arrangement musical grand angle, bouquet final orgasmo-panoramique – « et la pulpe du soleil qui gicle entre mes doigts ».

Malgré ce volontarisme, l’album ne renie pas totalement la tradition. On y trouve aussi des titres à guitares acoustiques et textes rêveurs : N’être que l’hiver (inspiré de ses séjours nordiques), Relève-toi (chanson de rupture qui pourrait être un conseil à soi-même) ou Tout n’est pas perdu (sur lequel, après avoir tout fait pour ne plus être associée à lui, elle finit par rappeler… Baptiste Hamon, pour aider à boucler le refrain). Nuance importante à nos yeux : ces chansons-là, renouant avec sa veine première, sont peut-être plus limpides que ce qu’elle faisait jadis sur ses EP. Jusqu’ici, même en trouvant ses morceaux superbes, on n’avait jamais bien perçu de quoi parlait Alma Forrer, hormis des impressions de tristesse, d’hommes évanouis ou d’amants languissants sur d’impossibles belles. Même inspirée du réalisme de ses maîtres folks, l’émotion qu’elle suscitait était pour nous plus esthétique que textuelle ; comme si cette voix un peu languide associée à certains arrangements éthérés nous faisait privilégier le son au sens. Comme si ses chansons étaient arrivées altérées par un filtre (d’amour), ou chantées à travers un lac gelé.

Avoir pris le temps de vivre a sans doute eu du bon. Ses nouveaux textes semblent cette fois pleinement incarnés. Moins poétiques, plus simples, mais enfin touchants. On perçoit mieux où elle veut en venir – et les abîmes de mélancolie sondés pour en arriver là. Le disque est donc tiraillé (elle dit : « cul entre deux chaises ») entre sa volonté de lâcher les chiens – les chiennes en l’occurrence – et sa pente naturelle de belles chansons tristes. La conception a été compliquée : manque de confiance en soi et retours des directeurs artistiques (propositions, concessions) ont donné lieu à des coécritures, voire à quelques morceaux offerts par d’autres. Ce qui en fait un paradoxe : disque collant parfaitement à sa personnalité avec des mots qui – pour la première fois – ne sont pas toujours les siens.

Alma Forrer © David Desreumaux

De fait l’album n’a pas marché. Moitié à cause d’un désintérêt de BMG (les équipes au moment de la sortie avaient changé, le concert de lancement a été reporté puis annulé) ; moitié parce que son public et la presse qui avaient aimé sa chanson folk n’ont pas adhéré au virage pop. Les collaborations avec des auteurs relativement grand public – Renan Luce, Pierre-Dominique Burgaud (Alain Chamfort, Le soldat rose) – ou branchés – Jo Wedin et Jean Felzine, Thousand – n’ont pas suffi. Aujourd’hui elle aime et assume cet album, mais songe déjà à la suite : nouvelles chansons pour elle (dont Mon lipstick cheap au goût de cerise et de sang, qui prouve qu’elle n’a pas lâché sa veine girly fatale), qu’elle enregistrera à l’automne ; ou pour d’autres (Pierre Lapointe et Lio l’ont déjà sollicitée).

Elle vient de quitter BMG, s’apprête à revenir à ses premières amours – chanson folk, indépendance – et jure qu’on ne l’y reprendra pas : « Parler autant marketing, quelle perte de temps ! » Tant pis pour ceux qui aimaient sa veine pop, finalement jamais vraiment incarnée sur scène. Comme elle le susurre dans 120 : « Ce qui compte c’est pas la fin / C’est de tout claquer et le faire super bien ». Alma Forrer a tout claqué pour ce disque, y compris son début de notoriété. C’était un risque à courir. Elle y laisse quelques plumes, mais cela valait mieux que de continuer sur la même voie : plutôt la prise de risque que le train-train ! Il en reste un album de rupture, un peu mort-né mais passionnant, à redécouvrir. Et dont les pop songs, parfaites, n’ont pas fini de nous rappeler l’été (même un peu rêvé).

Nicolas Brulebois

Portrait paru dans le numéro 17 de la revue Hexagone – Automne 2020

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