Alain Plagne : 20 poèmes d’Allain Leprest, lecture au Théâtre du Nord-Ouest (Paris, 20 mai 2021)
Alain Plagne est une figure discrète mais familière : les amateurs de chanson poétique l’ont sûrement croisé un soir sans le savoir, aux tables du Limonaire ou du Forum Léo Ferré, à un concert de Jacques Bertin, Francesca Solleville, Laurent Berger ou à des goguettes. Les habitués des ateliers Lemesle, qu’il a longtemps fréquentés, s’en souviennent peut-être aussi. Plus près de nous, il était fin 2017 à la Menuiserie pour une soirée Leprest aux côtés de Chouf, Nour, David Rougerie et autres Nicolas Duclos, où il a joliment interprété J’étais un gamin laid. En 2018, il signait avec Marion Cousineau une chanson du dernier album de JeHaN. Enfin, il a écrit l’an passé un ouvrage – tirage limité, vendu dans les cercles d’afficionados – autour d’Allain Leprest et Gérard Pierron, relatant leur aventure artistique et citoyenne à Saint-Pierre-des-Corps en 1988.
Cette année, alors que les théâtres rouvrent, il est désormais en charge de lectures hebdomadaires à 18h30 au Théâtre du Nord-Ouest, à deux pas du défunt Limonaire. Et, quoi de plus logique ? Pour sa première, le jeudi 20 mai, il a choisi de dire une vingtaine de chansons (requalifiées « poèmes » pour l’occasion) d’Allain Leprest, sélectionnées par ses soins.
Attablé face au public, une bouteille et quelques livres à portée de main, il a lu, dit, puis peu à peu incarné les textes de l’auteur de La retraite. Couvrant toutes les époques, avec une prédominance – forcément – de grandes chansons des débuts (Mont-Saint-Aignant, J’étais un gamin laid, Edith, Le Pull-over, Joséphine et Séraphin, ou Le chagrin, qui est plus ancien qu’on le pense), du milieu (Le copain de mon père, Il pleut sur la mer) ou de fin de « carrière » (On leur dira). Mais avec, aussi, quelques emprunts très judicieux dans les répertoires de Francesca Solleville (Le Tamis, Des impair pour un impair), JeHaN (T’attends quelqu’un), Romain Didier (Les grilles), Claire Elzière (Marabout Tabou) et le très peu connu Louis Lucien Pascal (Bien avancés). Ou de vrais « scoops », tels ce C’est des images c’est des chansons, écrit à Saint-Pierre, rarement entendu.
Evidemment, toutes ces chansons ne supportent pas de la même façon leur passage en « poèmes » : les plus narratives s’en sortent aisément, et l’on s’aperçoit que Joséphine et Séraphin, On était pas riche ou Le copain de mon père (débarrassé de ses « la la la la ») se lisent et s’écoutent comme de petites histoires, savoureuses et tristes. A l’autre bout du spectre, on est ébaudi de réentendre à cru Le Tamis : un texte dense et foisonnant, à la littérarité ardue ; où l’on mesure, rétrospectivement, le tour de force qu’a dû représenter une telle mise en musique (par Gérard Pierron, avec l’aide de Nathalie Fortin pour la coda). Entre les deux, quelques chansons ne passent pas la rampe : Nu (cosigné avec Sylvain Lebel), qu’on n’a jamais vraiment aimé, exhibe ses facilités qui, sans la béquille de la musique, s’avèrent vraiment trop criantes. Idem Sur les pointes, qui vit mal son dénuement, et s’avère en fin de compte moins subtil que prévu, avec sa métaphore un peu trop longuement filée.
Parmi les redécouvertes, on a été surpris d’ « entendre » pour la première fois si bien Marabout Tabou : la musique composée par Dominique Cravic sur ce texte est tellement évocatrice, on la retient si bien toute seule, qu’on a parfois eu tendance à n’entendre plus qu’elle, s’imaginant alors que les paroles n’étaient qu’une jolie suite de mots évocateurs, charmante mais un peu décousue… alors qu’il s’agit, en vérité, d’un véritable petit précis d’écriture poétique. Cela, la lecture permet de le (re)vérifier. Pour la raison exactement contraire, Des impairs pour un impair, qui n’avait jamais bénéficié d’une musique mémorable, gagne vraiment à être réentendu nu, son désespoir prémonitoire se suffisant – hélas – très bien à lui-même.
Parmi les autres beaux moments : si l’on connaissait déjà la puissance évocatrice (« comme un tableau ») de Y’a rien qui se passe, on avait rarement eu l’occasion d’entendre, quasi dans la foulée (en rappel) sa suite, Quel con a dit ? Cette juxtaposition a du bon. Enfin, Gens que j’aime – un vrai poème, pour le coup – est venu confirmer à quel point, s’agissant de Leprest, la frontière est mince. On pourra gloser sur le thème « la chanson n’est pas la poésie », etc. Peu importe : ce soir-là, cela marchait.
Afin de laisser la primauté à l’auteur, Alain Plagne a enchaîné les textes sans réelle présentation, et presque sans respiration entre la fin de l’un et le début de l’autre : une démarche audacieuse, que certains ont pu déplorer, mais qui avait le mérite de ne pas laisser le temps à l’attention de retomber. Quelques timides applaudissements (notamment pour saluer un texte rare, La Colère) ont entrecoupé son rythme endiablé, sans le faire flancher. Plagne s’avère, au final, un bel interprète, disant clairement, jouant là où il faut jouer, sans trop en faire, soulignant d’un geste de main ou d’une pause imperceptible (mais cruciale) tel moment-clé du texte.
Alternant les auteurs et les genres, il proposera en juin : Antonin Artaud le 14, Erasme le 24… avant de revenir à la « poésie sans musique » lundi 28 juin, pour une lecture des Chansons de l’instant, de Laurent Berger.
Il donnera aussi, avec Florence Tosi, une conférence chantée dans le cadre d’une journée spéciale Leprest à Trévou-Tréguignec (Côtes d’Armor), le 14 août, suivie d’un concert de Pierrick Prat et JeHaN.
Nicolas Brulebois
Programme du Théâtre du Nord-Ouest en cliquant sur ce lien