Son irruption dans le monde de la musique génère tout de suite un certain mystère. Watine se fait remarquer en 2006, classée parmi « les extravagantes » ainsi désignées par les Inrocks, sous le patronage de Camille et Émilie Simon. Elle vient alors de faire paraître Dermaphrodite, album où elle chante en anglais. Marianne Faithfull, Nico, Patti Smith… sa crinière blonde cristallise les comparaisons les plus flatteuses. Cette carrière de chanteuse arrive sur le tard, à l’âge où d’aucuns partent vivre au soleil. Mais Watine préfère poursuivre ce projet artistique qui lui tient à cœur. Elle entame une nouvelle carrière. Depuis, que de chemin parcouru !
Début 2020, Watine se présente à nous en jogging noir, baskets, la mèche blanche en lévitation, simple et décontractée. Décidée à se raconter. C’est peut-être en 2008 que tout commence vraiment : elle initie alors Indie moods, une compilation emmenée au Midem, qui propose de découvrir vingt artistes… dont elle-même. Elle se souvient du concert de lancement au Divan du Monde, la projetant comme une énigme vers la notoriété. Elle s’apprête à monter sur scène et une dame chuchote : « Regarde, c’est Watine ! » – elle qui ne pensait pas être quelqu’un. « La première chronique que j’ai reçue, j’ai fondu en larmes. » C’est que la réception de son travail la touche au plus haut point, les éloges redorent l’estime qu’elle se porte. On la dit fantaisiste, indépendante, talentueuse : « L’article à mon sujet décrivait quelque chose que je ne m’autorisais pas penser être. »
« Je ne voulais plus seulement être la femme-piano, mais aussi la femme-crayon »
Watine est le patronyme de son mari, disparu en 2016 et aux côtés duquel elle a vécu et travaillé, quarante ans durant, au sein d’une agence événementielle et de voyage de luxe créée et gérée ensemble. Ce nom qu’elle porte, c’est celui qui a vu naître l’artiste qu’elle est devenue. Son nom de baptême, elle l’a certainement oublié. Ce n’est ni celui de sa grand-mère organiste, cofondatrice des Jeunesses musicales de France, ni celui de sa mère ou de ses tantes, toutes musiciennes. Des femmes fortes. La jeune Catherine est la seule des petits-enfants à avoir le droit de toucher à l’orgue grand-maternel qui trône dans le salon. Les poings serrés appuient sur le pédalier et elle apprend la jouissance de la dissonance. Dès trois ans, on la met au piano avec pour seul solfège l’imitation du professeur et l’entraînement de l’oreille. Cet instrument lui tient lieu de confident, et la création lui apporte une soupape qui tient l’hostilité de son quotidien à distance.
« Toute petite, je me sentais étrangère à ma famille. A Nice, je m’enfermais des heures dans les toilettes, à ouvrir la fenêtre et à regarder les martinets voler ou à concevoir de petits carnets et à écrire des histoires. » Laboratoire sanitaire et salvateur, cocon de fiction qu’elle reproduit quotidiennement dans le studio qu’elle occupe aujourd’hui, seule. A 11 ans, en guise d’éducation, elle connaît la pension. Direction Poitiers. Permission tous les trois mois. Le week-end, les longs couloirs vides. Elle découvre quatre réduits avec piano, des cabines utilisées par les professeurs et leurs élèves. Elle y passe ses samedis et ses dimanches. Le jour où la professeure revient chercher des affaires oubliées, elle réprimande la jeune fille, puis l’écoute jouer. Elle lui donnera des cours gracieusement, Rachmaninov au programme.
Tout au long de sa vie, c’est un peu le piano qui la sauve. Et la créativité en général – ultime refuge avant le départ. « Avec tout ce qui se passait chez mes parents, je me suis mal mariée. » Malheureux ménage. Son fils naît rapidement, elle seule travaille, deux emplois, dix francs le mois consacrés à la location d’un piano. « Je peignais au couteau de cuisine. Tout était violent chez moi. Je sais ce qu’il y a derrière. Mon premier mari a brûlé tous mes textes. Maintenant je ne peux rien garder de ce que je crée. » Telles ses compositions livrées sur Facebook au fil de la création, les balades, les photos… L’épreuve toute récente de la disparition de son fils la propulse vers un nouvel album à paraître en 2020 alors que Phôs, à l’oblique, son dernier en date, vient tout juste de nous parvenir.
C’est là l’itinéraire d’une femme. Watine se souvient de sa carrière d’avant, menée brillamment et qui aujourd’hui lui permet de vivre sans crainte du lendemain, tout en finançant seule la production et la promotion de ses albums : « Quand on ne t’a pas aimée, tu as envie d’être aimée. J’étais rouée à ce jeu-là et je faisais tout comme il fallait. » Parallèlement, c’est une pièce et un roman – jamais publiés – qu’elle écrit le soir, dans le silence absolu du sommeil profond de l’autre. L’une raconte la mort simulée et la fuite cocasse d’une femme mariée, l’autre l’itinéraire d’une working girl chez qui le soin du détail ravit les clients. Telle l’hôtesse professionnelle de son roman, Watine a le souci de bien faire : pochettes, clips, livret. Phôs, à l’oblique, quasi instrumental issu de la collaboration avec l’énigmatique Intratextures, a été tiré en vinyle, édition limitée avec vernis sélectif sur chaque gouttelette du visuel.
Après Random moods en 2005, Dermaphrodite en 2006, B-side life en 2009 et Still grounds for love en 2011, Paul Levis, un de ses musiciens, lui suggère de mettre en musique Emily Dickinson. Cela donnera This quiet dust en 2013. Depuis le début, on l’encourage à chanter en anglais, mais son accent pèche. On le lui répète. Elle se décide à se mettre au français. Ce sera une révolution : sous ses doigts, les accents du piano ont changé. Elle se surprend à jouer les modulations d’une musique française : Satie, Ravel, Debussy, Fauré… ces compositeurs qu’elle n’a jamais pratiqués. Cette incartade en création hexagonale fait naître en 2015 Atalaye : « Je ne voulais plus seulement être la femme-piano, mais aussi la femme-crayon. » Elle réalise l’album, l’arrange, loue trois jours un manoir en Angleterre pour l’enregistrement et met un soin méticuleux aux prises instrumentales. Mais elle oublie de se consacrer aux voix : celles-ci sont enregistrées en dernier, en une seule prise. Une gageure. Ce qui donne à cet album toute sa singularité ; un résultat étrange et émouvant.
2016 est une année importante. La perte de son compagnon laisse place au vide… dans lequel elle ose sauter. « De retour à la solitude, je me suis dit : ne fais pas l’erreur de te remettre dans quelque chose de codé. » Qu’a-t-elle toujours eu le désir de faire ? Le souvenir enfantin du film Prélude à la gloire, retraçant l’itinéraire de Roberto Benzi, lui ré-insuffle le souhait de devenir chef d’orchestre. Logic pro [1] et le file recording [2] seront ses instrumentistes. Elle expérimente. Elle se considère artisan plutôt qu’artiste. Cinquante pistes. Dans tout ce qu’elle entreprend, Watine met une fougue et une énergie phénoménales. Cela donnera Jetlag, premier morceau de quatorze minutes qui figure dans Géométries sous-cutanées, dont le titre, énigmatique comme elle les affectionne, transcrit pourtant une mise à nu. « Ce morceau aborde un thème qui me tient à cœur : la vie m’échappe mais la vie m’est chère. Un fois terminé, j’ai pris conscience que je m’étais ouverte. J’avais enfin réussi à extérioriser tout ce que j’avais vécu depuis ma plus tendre enfance ! »
Son projet à venir, à paraître cette année, s’intitule Intrications quantiques. « À chaque âge tu perds des choses et tu en gagnes. J’ai gagné en conviction. N’ayant pas été désirée, inconsciemment je veux laisser une trace. J’ai une propension à me sentir dans le cosmos en permanence. Alors, comme dans les toilettes à Nice avec mon petit carnet, je crée, seule avec moi-même. » Du lever au coucher, voire une partie de la nuit. Une créativité non-stop qui ne choisit pas, entre classique et musique pop.
Flavie Girbal
Article paru dans le numéro 15 de la revue (Printemps 2020)
[1] Logiciel de création musicale
[2] Prise de sons divers utilisés en composition.
Le site de Watine