Il a déboulé comme un OVNI sans zèle sur la scène française il y a plus de quarante ans. CharlElie Couture n’a depuis jamais cessé de composer, d’écrire, de peindre, de chanter, imposant son univers singulier à toute une génération.
Au pays de Descartes, on aime ranger les talents dans des cases. Difficile d’imaginer un chanteur plasticien et écrivain. Pour fuir cette vision étroite, l’artiste nancéen s’envole pour New York où il ouvre sa propre galerie. Loin des yeux, loin du cœur : malgré de fréquents allers-retours sur le vieux continent, les médias hexagonaux oublient les fulgurances de ce chanteur « incasable ». Quinze ans plus tard, stimulé par l’impensable arrivée du gros homme aux cheveux orange, l’auteur de Comme un avion sans ailes pose à nouveau ses valises en France. La France, « ce pays où l’on vit bien et où l’on se sent mal, a contrario des USA ». Sans amertume avouée, il revient apaisé avec Même pas sommeil, son nouvel album, ainsi qu’avec un recueil de poèmes inchantables : La mécanique du ciel. Il n’a plus rien à prouver mais garde le désir ardent de transmettre, le besoin de résister, thème essentiel de son dernier opus.
Interroger le chanteur sur son vingt-troisième album, c’est voyager sur sa carte du monde, quelque part entre New York, Nancy et Paris, entre son moi intérieur et sa personne publique. CharlElie n’est pas seulement un artiste « multiste », il est un tout indissociable. Comme une République, un pays, avec ses codes, ses frontières, ses vérités qui n’appartiennent qu’à lui. À la fois ethnologue, philosophe, pédagogue, il nous livre quelques clés essentielles pour explorer ce qui, au fil du temps, se dessine comme l’œuvre d’un poète ou plutôt d’un « gypoète » barbu.
CharlElie, tu prépares Même pas sommeil depuis au moins un an, peux-tu nous en décrire la genèse ?
Cet album est en fait en préparation depuis deux ans et demi. Avant qu’il ait pris corps, il a eu des vies successives. J’ai commencé à le concevoir à New York. Je ne savais pas alors que j’allais revenir m’installer en France. Je voulais créer une sorte de lien entre ma culture française et ma culture américaine. Après avoir réalisé mon dernier disque en Louisiane, Lafayette, j’avais envie de faire le voyage inverse de l’Amérique vers la France. Dans cette perspective, j’avais mis de côté certaines chansons françaises avec lesquelles je me sentais des affinités, qui m’évoquaient des souvenirs précis ou m’étaient familières… Il y avait cette chanson que j’ai reprise sur France Inter, Je n’ai pas changé, Le sud… J’avais aussi retravaillé Les neiges du Kilimandjaro. En les dépouillant de la gangue d’arrangements sophistiqués de l’époque, j’en faisais autre chose pour revenir à l’essence de la chanson.
Après tout ce travail, je me suis rendu compte que l’exercice de réinterprétation n’était pas ce que le public pouvait attendre d’un artiste auteur-compositeur. Cette réflexion m’a amené à une autre idée : plutôt que de revisiter ces chansons universelles, en faire des thèmes d’inspiration pour écrire autre chose.
Comment est arrivé le titre éponyme de l’album, Même pas sommeil ?
À ce moment-là, mon premier titre s’appelait Cinq heures et demie parce que l’idée m’était venue en arrivant à l’aéroport. Dans le taxi, en toile de fond comme une ombre sonore, j’entendais Cinq heures et demie Paris s’éveille. Je trouvais ça chouette mais j’avais envie d’y remettre des images qui collent à l’époque.
Revisiter ces chansons universelles, en faire des thèmes d’inspiration pour écrire autre chose. »
Il est cinq heures Paris s’éveille, c’est le titre original ?
Oui c’est ça, et moi je fais cinq heures et demie, six heures, six heures et demie, sept heures, sept heures et demie… (rires). Pour en revenir à ta question initiale, le titre de l’album Même pas sommeil n’est pas venu de là mais d’autre chose : le même jour, j’avais enterré Véronique Colucci et Jacques Higelin. Le soir, j’avais un concert hors de Paris. Je quittais des gens dans la tristesse et le désespoir pour me retrouver au milieu d’une foule joyeuse à l’aéroport. Ç’a été comme un déclic. J’ai pensé que malgré la perte de personnes qui nous sont chères la vie continue. J’avais du mal à trouver les moyens pour terminer mon album et je me suis dit que peut-être certaines personnes voulaient que j’aille me coucher aussi comme Véronique et Jacques… Non je ne suis pas mort, je n’ai pas sommeil, pas envie de dormir. Et donc l’idée de donner ce titre à cet album est venue comme ça, comme une espèce de défi : vous croyez que je suis au bout de mon histoire, mais non je n’ai pas fini, j’ai encore des trucs à dire.
« La forme, c’est le fond qui remonte à la surface », disait Victor Hugo. Peux-tu nous parler du magnifique vautour qui déploie ses ailes sur la couverture de ton album ?
Ce grand oiseau est un gypaète barbu. C’est le plus grand des vautours existants. La photo a été prise dans les Pyrénées par un des plus grands photographes animaliers qui a pour nom Vincent Munier. Le vautour est un animal qui se nourrit des carcasses d’animaux morts, à la différence des rapaces tueurs. Le gypaète, en particulier, casse les os des charognes et s’alimente avec la moelle. Mais ce n’est pas cet aspect qui m’intéressait le plus, nonobstant sa barbe, mais l’idée de s’élever au-dessus d’un monde moribond, de prendre du recul, de rester éveillé, vigilant. D’ailleurs l’autre photo, au dos de la pochette, représente des chevaux sauvages. Un peu comme le retour à la nature sauvage, mais sur terre.
Ce gypaète barbu nous dit de garder un œil ouvert sur le monde ?
C’est tout à fait ça. C’est le sens que j’accorde à cette imagerie.
Est-ce qu’à 63 ans on voit le monde avec plus d’acuité ?
Non, on le voit à partir de nos propres références, très différentes de celles qui sont admises aujourd’hui. Je vais te donner un exemple. Il y a trois ans j’avais un atelier à New York, et juste derrière il y avait un autre espace que louait Rocco, le fils de Madonna. J’entendais bien qu’il écoutait des musiques très différentes des miennes. Un jour, on essaie de discuter, il était plutôt gentil mais on ne se comprenait pas : toutes les personnes qu’il citait, je ne les connaissais pas et inversement. On faisait trois phrases, puis ça s’arrêtait parce que chaque fois que l’un parlait l’autre ne pouvait pas relancer… Impossible de communiquer. Ce n’était pas une question de fond mais de forme. Comment échanger avec des gens sans avoir des repères communs ? Mes références ne sont pas les siennes, je fais partie d’une autre génération, je sens clairement la rupture. J’ai l’idée que depuis la nuit des temps les sentiments humains restent les mêmes. Chez les hommes préhistoriques, les Grecs, à la Renaissance, au dix-huitième siècle… il y a eu et il y aura toujours des tire-au-flanc, des rigolos, des queutards, des bravaches qui affrontaient les bêtes féroces en leur montrant leurs couilles, d’autres qui se planquaient parce qu’ils avaient la trouille… Je pense qu’à toutes les époques les sentiments fondamentaux ne changent pas.
Le gypaète barbu est le plus grand des vautours existants. L’idée de s’élever au-dessus d’un monde moribond m’intéressait. »
Il y a des typologies qui ont traversé les siècles. Michel Onfray évoque celles des nomades et des cueilleurs…
OK mais chez les nomades et les cueilleurs, il y avait aussi des feignants, des rigolos, des gourmands… Ce qui différencie nos générations, je l’ai compris avec mes enfants, c’est ce qui va déclencher tel ou tel sentiment : quand mes filles tombent amoureuses, elles sont comme moi je l’ai été. Le sentiment amoureux est le même. En revanche, ce qui va allumer la mèche chez elles risque d’être fort différent chez moi. Pareil pour l’humour. J’ai croisé hier Bigard dans le train, j’ai vu un mec complètement dépassé par une blague qu’il a faite il y a un an. Il s’est retrouvé spolié, sali par une nouvelle génération qui incarne un monde qui n’a plus rien à voir avec le sien. Avec la musique, j’ai l’impression que des passerelles peuvent encore s’établir, mais dans l’humour ou la science, le clivage générationnel est radical. J’ai connu des scientifiques qui étaient reconnus comme des pontes il y a trente ou quarante ans. Aujourd’hui ils sont devenus ringards, obsolètes. Internet a terriblement accéléré le mouvement. Notre rapport au temps a changé. Il y a comme une fringale d’avenir lié à un sentiment de panique. Aujourd’hui un jeune ne se fixe pas d’échéances à plus de deux ans. Hier on avait confiance en l’avenir. Toute ma vie je me suis construit dans l’idée : si ce n’est pas aujourd’hui c’est pour demain, et si ce n’est pas pour demain c’est pour après-demain.
C’était la culture du temps long.
Exactement. Aujourd’hui on construit sur du sable. Le gars qui arrive finalement à faire un disque, il faut que ça marche tout de suite. Il ne peut pas dire : « C’est un tour de chauffe, j’en ferai un autre derrière… » Il est dans la culture de l’immédiateté et donc de l’efficacité. Mais lorsque tu vises l’efficacité immédiate, tu peux vite te griller. Par exemple, si tu veux faire le buzz en te mettant à poil dans un premier clip, tu vas faire quoi dans le suivant ? Jouer la violence, puis la sur-violence ? Une fois la provoc’ passée, tu disparais vite des radars. Leurs ambitions sont à court terme. Ils ne peuvent pas envisager plus loin parce que même leurs interlocuteurs sont des gens qui changent… Il y avait du boulot, notre génération avait une forme d’assurance. Il n’y a plus ça maintenant, et tout cela induit un sentiment d’urgence y compris dans l’humour, dans la chanson ou dans le fait d’être prêt à tout pour attirer le chaland. Aujourd’hui, dans les programmations des organisateurs de spectacles, il y a à peu près un gros tiers de comique pour un tiers de musique, puis un tiers de tout le reste, c’est-à-dire danse, théâtre… France Inter est devenue une radio de comiques.
Mais au-delà de ces constats, veux-tu dire que tu as du mal à séduire ces nouvelles générations ?
C’est difficile. Quand certains viennent me voir en spectacle ou assistent à mes concerts, ils sont surpris. Finalement, au-delà de la différence d’apparence, ils se disent : le vieux a quand même de l’énergie, et puis ils reconnaissent que c’est fort. Ensuite ils rentrent chez eux, en parlent à leurs potes, mais leurs potes ne me connaissent pas. Maintenant, passé la cinquantaine on est vieux, alors à 60 ans on est couvert de poussière…
Tu es un artiste non consensuel. Cette difficulté n’est-elle pas en lien avec ta singularité ?
Moi je suis singulier, mais je suis aussi à la limite de la naïveté, je n’ai pas le cynisme de l’époque des années 1990-2000. Dans la mesure où je m’exprime avec une telle franchise, ceux qui ont le pouvoir en ce moment peuvent penser que je suis idiot, limite crétin. Disons que dans ce milieu parisien, c’est ce que je ressens. Je n’intéresse pas Libération, Thierry Ardisson… toute cette école qui fait son miel en distillant le mal pour faire du buzz. Et puis qu’est-ce que tu veux ? Tout cela m’a atteint à une époque, maintenant je le comprends et ça ne m’empêche pas d’être ce que je suis. Je suis passé sur France Inter, j’ai fait des émissions que je crois avoir plutôt réussies, mais je n’ai pas fait de grosses émissions de télé. Je ne suis pas bankable. Il n’empêche que mes salles sont pleines et que j’ai cette fidélité provinciale qui fait que beaucoup pourrait pleurer pour avoir la moitié du quart de ce que j’ai. Moi je travaille dans l’idée d’une œuvre sur l’histoire de ma vie, alors ce n’est pas forcément facile à faire admettre.
On est artiste dans la mesure où justement on va s’efforcer de dire à tout le monde ce que tout le monde essaie de taire. »
Murat est un peu dans cette perspective…
C’est ça, oui… mais Jean-Louis Murat, lui, est un peu plus médiatisé que moi parce qu’il est dans la provoc’. Il dit des trucs inacceptables, inadmissibles et plus c’est inadmissible et plus ça l’amuse de les balancer. Il n’empêche qu’il fait de très belles choses. J’ai beaucoup aimé Il Francese, son dernier disque, alors que j’ai détesté avec autant d’ardeur le précédent.
Tu n’es jamais dans la tiédeur. Mais parlons de toi maintenant…
Mais c’est le cas ! Tout ce qu’on fait quand on est artiste, ce sont des autoportraits. Quand Magritte fait Ceci n’est pas une pipe en faisant une pipe, il parle de lui. Tout mon travail d’artiste plasticien est bâti autour de l’idée qu’il y a deux personnages : le personnage extérieur, celui que les gens voient, et le personnage intérieur. Toute la relation qu’on a avec le monde tient dans cette balance entre le personnage public, ce que tu montres de toi, et puis ce que toi tu sais de toi, tous tes secrets, tout ton mystère, tes vices et vertus, tes névroses, celles dont parle Blanche Gardin, par exemple… On est artiste dans la mesure où justement on va s’efforcer de dire à tout le monde ce que tout le monde essaie de taire.
Oui mais dire les choses tues ne suffit pas pour être artiste. Encore faut-il savoir les exprimer pour les rendre universelles.
« Artiste » en latin, c’est la manière ! Donc l’artiste doit trouver la manière de raconter des choses secrètes. C’est la fameuse double variable, à la fois quoi et comment. Ce qui fascine dans l’art, c’est de trouver le résultat de A + B quand on ne connaît ni A ni B. Toute forme d’expression artistique est la formulation de son mystère intérieur. Les Américains résument une œuvre d’art en trois W : who, what, when. Autrement dit : qui a fait quoi quand ? On ne peut pas définir une œuvre d’art sur le quoi mais sur qui a fait quoi et quand. Ce ne sont pas seulement les mots dits qui comptent, mais qui les dit.
Et le comment ?
La question du comment n’a rien à voir. Savoir comment fonctionne une montre ne te donne pas l’heure…
Tu dis parfois qu’au-delà d’être un artiste triathlète, ce qui rassemble tout ça c’est la poésie. C’est quoi pour toi être un poète ?
J’ai l’habitude de dire ça : à quoi reconnaît-on un poète ? Plus tu vois que le gars est joyeux, plus tu peux te douter qu’il est triste à l’intérieur. Alors, il y a de grandes chances que le gars soit un poète. Tu n’as pas le choix, plus tu vas monter en haut de la tour, plus le sol va t’apparaître bas. Quand tu redescends, parce que tu ne peux pas rester Lonely at the top comme Randy Newman, l’atterrissage te donne l’impression que tu es au trente-sixième dessous. Quelquefois tu continues à creuser le sol, c’est ça le privilège du poète ou la dureté de la vie (sourire). C’est encore plus fort pour le chanteur qui travaille sur le vide, sur l’air. Sa matière unique, c’est l’émotion qu’il va procurer. Il n’a pas les mains dans le cambouis comme le garagiste ou dans la pâte comme un boulanger ou un sculpteur. Les chanteurs, ce sont des oiseaux ; ils soignent leur ramage, leur plumage, ils sont perchés sur une branche de micro et dès qu’ils ont fini, ils s’envolent.
Comment es-tu devenu CharlElie Couture?
Il faut que je remonte à ma mère. Elle a fait l’École normale puis est allée enseigner le français aux États-Unis, en Alabama et ensuite dans le Wisconsin. Jusqu’à la fin de sa vie, elle m’a repris lorsque je faisais une faute de français. Mon père a fait des études d’architecture interrompues par la Gestapo. Soldat puis résistant torturé, il a été envoyé en camp de concentration. Quand il a été libéré par les forces américaines, il pesait quarante-deux kilos pour un mètre quatre-vingt-trois. Il est devenu professeur d’histoire de l’art puis antiquaire décorateur à Nancy. Mon père c’était Wikipédia ; dès qu’il ne savait pas une chose, il regardait dans le dictionnaire. J’ai donc été élevé par des gens qui avait une haute culture. Les choses avaient d’autant plus de valeur qu’elles avaient du sens.
Les Beaux-Arts de Nancy, c’était un prolongement naturel de cette culture familiale ?
Lorsque je suis entré aux Beaux-Arts, j’avais l’espoir d’apprendre à dessiner suffisamment bien pour devenir décorateur de cinéma et y entrer par ce biais : je n’étais pas assez fort en maths pour faire l’IDHEC. Avec la gravure, la sérigraphie, la peinture, il y avait plein de trucs à trouver. Je suis sorti des Beaux-Arts avec une thèse de fin d’étude portant sur la polymorphie de l’esprit : in fine on parle de la personnalité de quelqu’un comme s’il s’agissait d’une chose seule et unique alors que ce qui la définit c’est un comportement par strates. C’est seulement lorsque tu as repéré les différents personnages qui te composent que tu peux avoir une vision à peu près globale de ce que tu es.
Donc aujourd’hui, tu sais qui tu es, toi ?
Depuis New York un peu mieux, parce que New York m’a obligé à faire des choix. En France, on considère que la liberté c’est d’avoir le plus de choix possibles. Donc si tu arrives devant un buffet garni et qu’il y a seulement des pâtes et des haricots verts, tu ne te sens pas libre. Aux États-Unis, la liberté c’est le fait de pouvoir assumer un choix, c’est aller au bout de ce que tu fais et assumer ce que tu es.
On n’a pas beaucoup parlé de ton album…
C’est une bonne raison pour l’écouter !
Propos recueillis par Gérard Magnet
Entretien paru dans le numéro 12 de la revue Hexagone.