Les soirées Leprest se suivent et ne se ressemblent pas : samedi 7 janvier, à Télé Bocal (Paris XXe), un concert-événement a réuni une trentaine d’artistes autour de la figure du chanteur-poète de Mont-Saint-Aignan. La soirée organisée par Christian Paccoud visait à récolter des fonds pour le prochain « Festival des Fromages de Chèvre », fin juillet à Courzieu, près de Lyon. Objectif dudit festival selon Paccoud : « donner la parole à ceux qui ne l’ont pas et pour d’autres raisons que ceux qui l’ont »… Concrètement, mêler musiciens professionnels et personnes en situation de handicap ou d’exclusion, pour créer des passerelles entre art et social – les nourrir l’un à l’autre, faire de la culture un agent d’épanouissement autant que d’éveil des consciences.
Ce soir-là, à Télé Bocal, Paccoud en Monsieur Loyal accordéoniste a donc introduit et accompagné une flopée de chanteurs, musiciens, comédiens, etc. Plateau métissé, où des artistes proches d’Allain (JeHaN, Lemonnier, Cravic – et Paccoud lui-même, cosignataire jadis de quelques chansons avec son ami) ont côtoyé avec bonheur des jeunes gens venus d’horizons différents, dans un esprit « bonne franquette » qui n’excluait pas les instants de grâce, sous l’œil bienveillant d’un public gai et chahuteur où des familiers du chanteur (Camille et Nicole du Picardie, Patrick Piquet) voisinaient avec des gamins qui n’en avaient jamais entendu parler.
Laura Fédida, transfuge de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette, a essuyé les plâtres : sa saynète de vendeuse-flambeuse d’allumettes au rythme de la chanson Mon Zippo a placé la soirée sous le signe d’une poésie de bric et de broc, gentiment allumée. Willy Will & le Bubble Gang ont ensuite livré une version fanfare-sketch de La Kermesse : aux couplets cascadeurs glissants dévalés à toute allure (et partiellement oubliés ou avalés) par un bateleur foutraque, répondaient les lents refrains tire-larmes chantés par l’une des Sœurs Sisters (Eléna Josse), soufflant le chaud et le froid sur le pauvre Dédé dans sa barbe-à-papa. Enchaînement astucieux et beau contraste : après ce déferlement cuivré, Annick Fitoussi sans musique, sans personne, sans rien, pour une version de Donne-moi de mes nouvelles seule au micro. Jacques Wrez lui a succédé, vibrant a capella sur le premier couplet du Cotentin, avant d’être rejoint par des musiciens au refrain. Il a aussi livré plus tard une interprétation de Mon Abat-jour avec Dominique Cravic, apparemment non-répétée (c’est tout le charme spontané de ces événements) : après un faux départ cahoteux, la sauce a finalement pris et la magie opéré.
Parmi les nombreux plaisirs de ces soirées, l’exhumation de raretés : on sait que l’auteur Leprest a disséminé dans la nature quantité de textes ; mais on sait moins que certaines paroles ont longtemps hésité entre plusieurs musiques avant de se fixer. Ainsi, Urbain Rinaldo a raconté l’anecdote de Garde-moi la mer, sur lequel Allain lui avait proposé de recomposer une musique (pour remplacer celle originellement écrite par Etienne Goupil dans le spectacle Le Gardien du Phare). Sa version intermédiaire n’ayant pas été retenue – c’est Yves Duteil qui a finalement cosigné la chanson sur le disque – Urbain s’est fait un plaisir de la jouer ce soir-là au piano. Passionnante redécouverte : sur un texte que l’on croyait connaître par cœur, une troisième musique plus légère et enlevée (presque trop parfois : quelques fins de couplets un peu vite emballées-expédiées), éclairant ces mots familiers d’un jour nouveau, plus souriant.
François Lemonnier s’est présenté en groupe : deux guitares (dont une électrique rectangle à-la-Bo-Diddley avec bottleneck en sus), batterie et chœurs des Sœurs Sisters, pour se réapproprier son grand classique : Êtes-vous là ? On se souvient qu’à la version originale Leprest-Olivia Ruiz avait succédé, plus lente et bluesy, la reprise en duo Leprest-Lemonnier, sur laquelle le manchot assurait la voix du refrain. Cette fois, il a chanté les couplets, laissant aux filles (parmi lesquelles on distinguait particulièrement Armelle Dumoulin) le soin de mettre le feu aux refrains, toujours plus intenses, avant que le solo de slide parachève ce qui restera pour beaucoup d’amateurs comme LA meilleure version jamais entendue de ce morceau. Sans transition : après avoir fait le bluesman, le bon François s’est souvenu de son métier d’instit’ pour L’Ami de maman, fait divers (mort d’un père) raconté par les mots d’un gosse, avec la distance qui évite l’émotion trop facile – mais assez de sensibilité pour filer à nouveau le blues.
Christian Paccoud, en plus d’assurer les transitions musicales entre deux changements à vue (de matériel, de personnel), s’est offert un Saint-Max accordéon-voix, couplets retenus avant crescendos et refrains ogresques. De très jeunes gens de la compagnie du Théâtre du Fil (spécialisée, entre autres, dans l’intervention sociale) ont enchaîné – what else ? – sur la chanson-tract S.D.F. avant qu’Eléna Josse (une des Sœurs…) ajoute, avec sa voix de goualeuse et l’accordéon-mélo en sautoir, une touche chanson-réaliste à la Valse pour rien.
Retour à la légèreté avec Dominique Parent, sujet au trac (« ça a l’air facile sous la douche… devant vous c’est une autre paire de manches ») mais qui a donné une version joliment balancée d’Avenue Louise Michel, avec une gouaille rocailleuse et un délicieux chat dans la gorge. Pas le temps de refroidir, le groove s’est amplifié et Sabine Drabowitch, avec un subtil mélange de nonchalance et d’autorité, a envoyé une version magique de Rue Blondin, quasi-définitive là aussi. Comment s’émouvoir encore pour une chanson aussi connue et archi-reprise ? Par l’intelligence de l’interprète, qui la modifie imperceptiblement et suscite un regain d’attention : amputant les répétitions groovy-bégayantes de fins de vers (« il est deux-heures-deux… »), Sabine Drabowith a créé un effet d’attente, petit vide que la mémoire a eu tôt fait de combler (« … deux-deux-deux »). Ces déséquilibres, subtiles variations de ton et rythme, ont donné l’impression qu’elle réinventait la chanson juste en en déplaçant un peu les lignes. Chapeau.
Claire Elzière et Dominique Cravic ont ensuite joué deux extraits de leur vaste répertoire leprestien : On leur dira, morceau de scène emprunté au dernier album studio original d’Allain, qui impose (en douceur) à l’auditoire une écoute attentive des joliesses tristes mais tendres de ce texte qui parle rupture sans y toucher. Et Marabout tabou, un des inédits enregistrés sur le disque Claire Elzière chante Allain Leprest, qui n’a pas pris une ride et s’est même bonifié avec le temps. Sur cette dernière chanson, tubesque s’il en est, on est content d’entendre Elzière accompagnée par Cravic seul : plaisir d’entendre la musique comme elle a dû être composée, et de voir le guitariste de Salvador et Aznavour, pointure s’il en est, prendre un pont un peu compliqué entre deux refrains – il doit y assurer à la fois la guitare rythmique et ébaucher un solo – et s’en sortir à merveille, avec toujours cette décontraction jazzy qui fait son charme. Franc succès : avant même la reprise du refrain (où Claire sort une pancarte pour aider le public à chanter avec elle), de nombreux spectateurs fredonnent déjà la mélodie inoubliable.
La première partie du spectacle s’est achevée de façon monumentale avec C’est peut-être interprété d’une voix de stentor par Michel Tralala : histoire de rappeler que la chanson à texte, même pétrie de subtilités, peut aussi assumer un fort et beau pathos – en plus de coller à la thématique sociale qui sous-tend la démarche de Paccoud et sa bande, auxquels certains éléments de ce texte sur l’(in)égalité des chances vue par le prisme culturel apporte un bel écho.
(Fin de la 1ère partie. Entracte. Suite du compte-rendu la semaine prochaine)
1ère partie : Laura Fédida – Willy Will & Bubble Gang – Annick Fitoussi – Jacques Wrez – Urbain Rinaldo – François Lemonnier & Sœurs Sisters – Christian Paccoud – Théâtre du Fil – Eléna Josse – Dominique Parent – Sabine Drabowitch – Claire Elzière & Dominique Cravic – Michel Tralala
Nicolas Brulebois, l’auteur de cet article est également l’auteur d’un ouvrage sur Allain Leprest, intitulé Gens que j’aime et qui est disponible ici par exemple.
[…] Pour relire la partie 1, c’est ici. […]
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