Thomas Fersen est un artiste complexe, composite. Depuis le début des années 1990, il s’est taillé une place à part dans le paysage musical français . Régulièrement, il revient enrichir son œuvre d’une nouvelle pierre. Discret, constant, exigeant comme il sait l’être depuis plus de 20 ans.
Racines populaires
Thomas Fersen est né en 1963 dans l’est parisien, quartier populaire de la capitale. Il y suit ses premières années de scolarité avant de conclure ses humanités par un B.T.S. en électronique qui lui permet de décrocher un emploi de câbleur. Thomas « tire du câble » durant quelque temps jusqu’à ce l’entreprise pour laquelle il travaille tombe en faillite. Avec sa prime de licenciement, il s’offre un voyage de deux mois en Amérique centrale, entre Mexique et Cuba. Nous sommes en 1986.
La carrière artistique de Thomas Fersen prend corps à partir de cette date déterminante. Son œuvre part de là, de son enfance, de ses racines populaires comme en témoigne son premier album, Le bal des oiseaux, sorti en 1993. Immortalisée par Robert Doisneau, le mythique photographe populaire parisien, la pochette montre un Thomas Fersen en jean posant aux puces de Paris, dans un vieux fauteuil. Premier album qui par l’adaptation du poème Pour toi mon amour cligne de l’œil à Jacques Prévert en même temps qu’il affirme et témoigne un héritage d’une culture populaire. Voire un certain engagement sur certains titres. « En Amérique, / En Asie, en Afrique / C’est pareil les gamins / Tendent la main. / Les larmes du monde / Sont sur eux tant de mouches / Qu’ils sont las de chasser de leurs bouches / De leurs bouches à nourrir / De leur bouches à nourrir qui appellent », entend-on sur Ces bouches à nourrir. Ce type d’engagement direct, tel qu’on le trouve également sur Libertad, ne sera pas reconduit par Thomas Fersen sur les albums suivants. Non pas que l’auteur virera de bord en raison du succès qu’il rencontre, mais pour cause de conception esthétique dirons-nous. La conscience d’une appartenance sociale qui puise ses racines dans un terreau populaire ne se démentira pas, ne désertera pas l’œuvre de Fersen, mais apparaîtra en filigrane par le truchement d’un univers textuel où l’imaginaire supplante le réel.
Débuts
Avant l’aboutissement de ce premier album, entre 1986 et 1993, Thomas connaît ses années de vache maigre. Pourtant, dès 1987, il fait une rencontre décisive ; celle de Vincent Frèrebeau qui à l’époque cherche des artistes à présenter à des maisons de disques. Sensible au talent de Thomas, Vincent Frèrebeau fait enregistrer un premier 45 tours au jeune Fersen – Nelly la rousse et Ton héros, Jane – puis un second en 1990 qui comme son aîné ne rencontre pas le succès.
Dès lors, en 1991, Thomas Fersen décide de se lancer dans le piano-bar, accompagné par sa femme, Véronique (formule du piano-voix que Thomas n’hésitera pas à reprendre sur scène par la suite avec beaucoup de réussite). Ils se produisent alors très régulièrement dans un restaurant thaïlandais du 18ème arrondissement de Paris. Leur répertoire est alors composé de reprises de Charles Trenet et des Beatles pour l’essentiel. Durant sept mois, ils jouent dans ce lieu jusqu’au jour où Vincent Frèrebeau, arrivé entre temps chez Warner, propose un contrat à Thomas Fersen. Thomas signe fin 1991, enregistre l’album en juin 1992. Le bal des oiseaux sort dans les bacs en 1993 et Thomas devient « révélation masculine » en 1994, aux Victoires de la musique.
Esthétique anglo-saxonne
L’originalité, l’esthétique de Thomas Fersen ont fini par séduire. Dès ce premier album, il se dégage un souci manifeste pour la belle ouvrage. On découvre un auteur-compositeur-interprète présentant un goût exacerbé pour le raffinement, la concision, la rigueur constante mêlée au plaisir et à la fantaisie. Les albums suivants, Les ronds de carottes, Le jour du poisson, Qu4tre et Pièce montée des grands jours, parus respectivement en 1995, 1997, 1999 et 2003, viennent confirmer le plaisir des mots et de la musique que prend et transmet l’auteur. En même temps, toujours grandissant et sans cesse renouvelé, c’est le sens de l’esthétique de Thomas Fersen qui fait mouche ! Une esthétique cultivée avec soin, un raffinement quelque peu british à tous les niveaux. Depuis ce pseudonyme qu’il s’est choisi dès 1986, empruntant son prénom au footballeur Thomas Boyd, puis son nom – aux sonorités d’Outre-manche – au Comte de Fersen, amant de Marie-Antoinette.
Le goût pour la culture anglo-saxonne, Thomas semble le porter en lui depuis fort longtemps, sinon toujours. Dès l’âge de 12 ans, il va régulièrement en Angleterre, y achète des disques et s’imprègne de cette culture. Ses premiers groupes sont des groupes de rock, voire de punk, qui puisent aisément dans la veine anglo-saxonne tendance The Clash, groupe culte pour lequel Thomas a une grande admiration. Même si aujourd’hui on le voit en quelque sorte rangé de la crête, son apparence vestimentaire dandy – costard rayé et coiffure savamment négligée – confirme le soin très anglais avec lequel Thomas agence son image. Au même titre qu’il opte pour un vocabulaire choisi, précis dans ses textes, il ne laisse rien au hasard en ce qui concerne son apparence, laissant le soin à Jean-Baptiste Mondino, depuis le second album, de cultiver et entretenir son exigence esthétique.
Classicisme en trompe-l’œil
L’écriture de Fersen renferme nombre d’écueils dans lesquels une lecture trop rapide de l’œuvre ferait trébucher sans réserve. S’il y a une constante chez lui, elle est dans la base qu’il a créée. La constante, c’est son originalité, c’est sa capacité à renouveler les formes de son œuvre. On pense avoir cerné le personnage et le voici déjà ailleurs. La formule est d’autant plus méritante d’un point de vue artistique, qu’elle n’autorise et ne permet pas de coller des étiquettes de façon définitive et catégorique car Fersen les annihile aussitôt. Par exemple, suite au premier album, on a vu en lui un nouveau chanteur « bucolique ». Sur l’opus suivant, Fersen se fait résolument urbain. Et ainsi de suite.
Depuis ses débuts, Thomas Fersen s’est vu considéré comme le nouveau Prévert, le Charles Trénet d’aujourd’hui, comme un autre Higelin ou bien comme la réincarnation de La Fontaine. Thomas Fersen s’en défend à raison mais il faut bien avouer que les diverses filiations qu’on lui prête ne sont pas complètement usurpées non plus. En fait, il est lui et tous les autres à la fois. S’il possède un style propre et inventif indéniable, une verve imagée qui accouche de personnages ravissants ou cruels (Louise, Monsieur, etc.), Fersen utilise une forme d’écriture classique, voire « classieuse » comme dirait Gainsbourg. Classique au sens de classicisme, de baroque, très XVIIème siècle dans ce qu’elle contient d’élégance. Elle participe d’un même lyrisme esthétique et picore dans un patrimoine littéraire où l’on est bien obligé de citer Jean de La Fontaine. Fersen utilise les codes de la fable même si chez lui la morale est absente, il joue tout de même de ce référent évoquant un bestiaire personnel. (Oiseaux, crocodile, rossignol, sardine, chien, lion, chat, pigeon, cheval, papillon, souris, éléphanteau, lapin, baleine, mouche, mule, reptile, bambi, etc.) Là où le travail de Fersen s’avère original, c’est qu’il s’accapare le genre pour le surpasser. Il va au-delà de la morale et incite à la réflexion plutôt que dire et donner une leçon, il conserve l’animalerie pour déterminer des traits de caractères à ses personnages.
On peut noter que derrière l’élégance, le prestige du mot et de la forme, que derrière un côté suranné charmant, il réside un classicisme en trompe l’œil comme semble le suggérer lui-même Fersen sur la pochette de Pièce montée des grands jours. Posant avec une tête de cochon sur les genoux, l’artiste ne vient-il pas de décapiter son bestiaire ?
Mutation permanente
Le bal des oiseaux pose les fonds baptismaux de l’œuvre de Thomas Fersen. Les albums qui viennent par la suite – comme on l’a vu – collent au style que Fersen vient de créer avec ce premier album, mais vont très vite se surpasser l’un l’autre. Se surpasser qualitativement certes car l’auteur remettant sans cesse l’œuvre sur le métier gagne en maîtrise, mais se surpasser dans leur contenu également au point de constituer à ce jour une manière d’œuvre indéfinissable. Thomas Fersen est un artiste en mutation permanente. Chaque nouvel album arrive comme un élément vierge et forme en même temps une pierre indissociable du reste de l’œuvre. Chaque nouvelle parution complète la précédente, se glisse en elle, l’orientant différemment, la déplaçant et nous la montrant sous un angle nouveau.
Thomas Fersen a l’art de surprendre. Il ne fait pas de son style une formule à succès mais il va au contraire puiser dans ses ressources créatrices pour donner une imagerie sans cesse renouvelée, sans cesse ajustée, découpée, ciselée pour coller au plus exact du sens des mots. La poésie qui jaillit de ses textes, riche d’un vocabulaire choisi, d’une exigence hors norme s’est infléchi au fil du temps. Thomas Fersen avoue que l’initiation à la chanson lui est venue par la chanson paillarde, qu’il était sensible à sa musicalité, sa cocasserie, son pittoresque, sa désobéissance et sa langue. De même, il constate que ses chansons sont bâties de la sorte. Aujourd’hui, s’il en a conservé la construction et l’humour pittoresque, la chanson paillarde a disparu de son corpus.
Imaginaire intemporel
La poésie de Fersen a cette qualité de parler du quotidien de façon intemporelle, sans même que l’on y prête attention. Reposant sur une certaine fantaisie musicale dégagée de toutes formules à la mode, le récit de Fersen vise bien au-delà de l’actualité sans jamais réellement s’en éloigner. Il aborde certes des thèmes liés à cette intemporalité tels que l’amour ou l’attente, y injecte humour et sens du dérisoire pour aboutir à ce bouillon de raffinement hors du temps, hors du quotidien. Au même titre, l’utilisation d’un bestiaire, d’expressions populaires, de prénoms sans emprise sur le temps (Louise, Irène, Jeanne, etc.) contribue nettement à renforcer cette impression d’intemporalité et à universaliser le propos. L’univers poétique dans lequel l’auditeur est plongé déborde le réel par le biais d’un imaginaire très puissant au point où le possible d’une situation se voit tourné en une sorte de conte, en fantastique, telle cette fameuse Pièce montée des grands jours, relatant une évasion, interprétée en duo avec Marie Trintignant : « Mais avec une petite cuillère, / Il faudrait être un peu naïf, / La prison n’est pas un gruyère, / Si au moins j’avais un canif. »
Fersen met ses qualités d’observateur au service de son lecteur, de l’auditeur. Il ne peint pas un portrait de façon réaliste comme l’aurait fait Courbet. Il cherche davantage à inviter le lecteur aux sentiments, à mettre son imaginaire à contribution, à ne pas livrer ses clés personnelles mais plutôt à l’aider à fabriquer les siennes. « « Elle m’a foutu une baffe, j’étais triste », est différent de « elle m’a foutu une baffe ». C’est le lecteur qui doit être triste » explique-t-il. Il faut laisser faire l’imaginaire de l’autre. Fersen nous y aide bien quand même, remplissant avec superbe sa fonction d’artiste, nous surprenant à chaque fois un peu plus. On ne s’en plaindra pas.