Attention artiste atypique ! Thibaut Derien, ex-leader du groupe De Rien, mène à présent un parcours en solitaire, au gré de ses pérégrinations. Son regard singulier accouche des textes d’une poésie fine et détaillée.
Le far west
« C’est une ville, c’est un trou, une mer froide été comme hiver» ironise Thibaut Derien sur Le far west, titre liminaire de son premier album solo. Histoire de planter le décor en somme, de poser les racines. Ce trou, c’est L’Aigle dans l’Orne, petite ville d’à peine 9 000 habitants où Thibaut passe toute son enfance à redonner vie aux westerns télévisés et à flinguer le temps qui passe dans un décor familial très ordinaire.
Son bac en poche, Thibaut refuse d’aller user ses jeans sur les bancs de la fac. Il veut devenir photographe et débute un stage de photo à Caen. Six mois pour pas un rond. Thibaut remballe alors le matos et prend la route destination Cannes où il fait filmeur sur les plages. « Etre filmeur, c’est prendre des photos des gens sur la plage toute la journée et n’en vendre aucune » s’amuse-t-il aujourd’hui. Le photographe remet le reflex dans la poche et s’en va tenter sa chance à Paris où il va rester près de 2 ans sans rencontrer guère plus de succès professionnel.
Le Temps des Assassins
1996 va marquer un temps fort dans la vie de Thibaut Derien. A l’occasion d’une visite de famille à L’Aigle, Thibaut apprend « qu’une petite vieille vendait son bar pas cher du tout ». Aussitôt il décide de l’acheter. Il rencontre les banques, fait un prêt, retape le gourbis avec des potes et monte ainsi un café-concert dans ce petit village qui avait coutume de voir davantage de vaches que de rockeurs ! Adieu veaux, vaches, cochons, voici Le Temps des Assassins (spéciale dédicace à Arthur Rimbaud au passage) qui ouvre ses portes et accueille ses premiers concerts à l’affiche desquels on voit entre autres groupes M et la Grande Sophie.
Pour Thibaut qui n’avait jusque-là jamais été ni inconditionnel de musique à proprement parler ni chef d’entreprise, il assure le service au bar, s’occupe de la gérance de l’établissement et met les mains dans le cambouis pro de la programmation.
De verre en vers
Il fallait s’y attendre, on ne sort que rarement indemne d’une immersion dans le monde de la chanson. En effet, c’est au contact de tous ces artistes que Thibaut Derien se laisse gagner par le virus de l’écriture. Il commence à écrire ses premiers textes qu’il va présenter à un pote musicien qu’il voit régulièrement au Temps des Assassins. Ce pote, c’est Manu, celui qui va devenir le guitariste du groupe De Rien. Ensemble, ils créent les premières chansons du groupe, en guitare voix, à partir d’une dizaine de textes de Thibaut.
Après une escapade de neuf mois sur le tournage européen de Jeanne d’Arc de Luc Besson, après la vente du café-concert, Thibaut revient à Paris où Manu le rejoint.
Musique de chambre ?
De retour à Paris, Thibaut et Manu se mettent à la recherche de nouveaux musiciens pour étoffer leur travail complice. La quête s’opère essentiellement autour des connaissances respectives des deux compères. C’est ainsi que prend forme ce que l’on pourrait presque appeler une formation de hasard et d’opportunités. Un copain violoniste de Manu apporte ses cordes alors que Thibaut retrouve une vieille connaissance accordéoniste. La clique se met au travail, répète dans la chambre de bonne de Thibaut et joue le soir à l’Apostrophe, l’Atmosphère ou l’Attirail. Entre autres lieux. De Rien, le groupe, est né.
La formation a tôt fait de rassembler les économies de chacun et d’auto produire en 2003 son premier album, Instants fânés. Un album aux textes (écrits par Thibaut Derien) assez sombres et aux musiques trempées dans le cinéma d’Emir Kusturica notamment.
Programmé aux Francofolies de La Rochelle cette même année, De Rien est repéré par le producteur Max Enfoux qui séduit par la prestation du groupe les fait signer chez AZ.
Profitant de leur belle inertie, les De Rien sortent leur deuxième album dans la foulée, L’éphéméride, cette fois produit entièrement par AZ. Le groupe poursuit son ascension, une belle notoriété s’installe si bien qu’en 2006 le groupe compte près de 300 concerts dans la musette !
Alors que De Rien fonctionne pour le mieux, Thibaut décide de jeter l’éponge, fin 2006, lassé de la vie de groupe et de son quotidien.
Je voyage en solitaire
Lui qui n’a jamais franchement souhaité être chanteur pense en avoir fini avec la musique et part s’installer à Bruxelles pour renouer avec ses premières amours ; la photo. Mais là, dans la Belge Capitale, la rechute guète et il se sent à nouveau rapidement animé par l’envie d’écrire. Il n’est d’ailleurs pas rare que ce photographe-chanteur (ou inversement), comme il le confie lui-même, « sorte avec son appareil photo et revienne, les bons jours, avec un refrain ». Si bien qu’au bout de quelque temps, Thibaut a une quinzaine de textes qu’il envoie notamment à Bertrand Louis. Celui-ci commence à y travailler, c’est le départ de l’aventure du Comte d’apothicaire, premier album solo de Thibaut Derien qui sortira au printemps 2010.
Une écriture du détail
Rien n’est calcul chez Thibaut, tout est instantané. Tout est reflex et réflexe. L’écriture chez lui ne se fait pas les fesses sur une chaise et derrière une table mais dehors, au gré de ses pérégrinations photographiques. C’est dans ces conditions que les muses montrent le bout de leur nez parce que pour le poète Thibaut, le rêveur assumé, la poésie est dans la rue et c’est dans ses dédales qu’il peut lui tordre le cou, la façonner à discrétion.
« La photo c’est comme la chanson, ça permet de transformer le réel » explique-t-il. Voilà. On y est. Ne serait-il pas là le credo de Thibaut Derien ? Dresser un pont entre la photo et la chanson. L’œil devient objectif. Les objets, les personnes sont passés par le prisme du regard qui transfigure cette réalité en imaginaire dans une saturation d’images qui se répondent entre elles. « J’ai les yeux verts les tiens sont bleus / Et on a tous les deux des névroses / Si on mélange tout ça un peu / Peut-être bien que la vie sera rose » espère-t-il au premier refrain de Peintre en sentiments, subtile métaphore filée où les histoires de couples boiteux sont données à voir sous les traits d’un appartement dont les peintures auraient un sévère besoin d’être rafraîchies.
Pour Thibaut qui avoue modestement ne pas avoir de grandes théories sur la fonction de ses chansons si ce n’est le souhait « de mettre un peu de poésie dans le quotidien » et de donner « plusieurs lectures aux chansons », la mission semble, à nos yeux, accomplie.
Armé d’une écriture minutieuse où le jeu sur les mots n’est jamais gratuit mais apporte systématiquement un double-fond au texte voire une réflexion plus profonde, Thibaut Derien apparaît comme un personnage décalé, atypique dans le paysage de la chanson actuelle. Ni dans la modernité ni dans une veine classique, il mène sa barque singulière et personnelle, entre deux courants, avec grâce, élégance, détachement et subtilité. Capable en quatre couplets et trois refrains d’enchanter nos quotidiens fébriles, nos faiblesses et nos tares, il remplit – à son corps défendant – la fonction du poète de la plus noble des façons. « Noble Derien sur nos chemins ».