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Nicolas Jules – Les falaises

Nicolas Jules est un « groupe de rock tout seul dans [sa] chambre d’hôtel » (Le crayon). C’est lui qui le dit et le powête a toujours raison. Si bien que si l’on retrouve notamment les collaborations des amis Roland Bourbon et Nicolas Moro dans ce nouvel album, Nicolas Jules a néanmoins maçonné l’ouvrage en animal solitaire (voix, guitare, basse, batteries & claviers) qui n’en finit pas de nous étonner, de détonner, de parfaire son travail de défrichage à l’intention de nos trop tendres oreilles sans chercher à les flatter mais à rendre compte, son pour son, du monde (son monde ?) tel qu’il le perçoit. Sourd, lourd, abrutissant parfois. Dans un paysage musical dont la tendance est au lissage esthétique, Nicolas Jules poursuit son œuvre magistrale entamée il y a vingt-cinq ans déjà. Sans concession, sans rien céder à l’industrie et ses dérives, il continue de ficeler des albums aussi sombres que lumineux, au verbe acéré, au désespoir enthousiasmant, travaillés mais jamais polis ainsi qu’il le martèle dans Ratures, fleur quasi baudelairienne de près de douze minutes : « Et je me répète pour que ça rentre / Je ne vise pas le cœur (3x) / Je vise la tête / Je n’écris bien que ce qui fait mal / J’aiguise mes ratures / La barre tombée du T / Qui raye la beauté / Merde aux objets polis / Les ratures, les entailles pour s’accrocher / Les ratures, les entailles pour ne pas tomber. » Pour ne pas tomber… de ces onze falaises, miroirs des vertiges (et vestiges) de l’amour. Onze chansons au bord du gouffre, « pleines de mots sales », au propre comme au figuré. Magnifiques.

David Desreumaux


Nicolas Jules

Les falaises

ursule – 2019

Chronique parue dans le numéro 13 de la revue Hexagone.  

Francesca Solleville – Les treize coups de minuit

Formée au chant classique par Marya Freund, Francesca Solleville donne une nouvelle direction à sa carrière en 1959, celle de la chanson. Pour la première fois, elle chante (devant) Louis Aragon, à la Mutualité à Paris. Elle y rencontre dans le même temps Léo Ferré qui lui confiera ses chansons dès le lendemain. C’est le début d’un parcours où engagements poétique et politique ne se sont jamais démentis. En treize titres réorchestrés et réenregistrés pour l’occasion, Les treize coups de minuit retracent soixante ans d’une exigence sans faille. Treize coups. Treize œuvres de poètes. Treize merveilles choisies par l’interprète dans un élan du cœur, parmi celles qu’elle a le plus souvent interprétées en scène.

La voix de Francesca n’est certes plus vraiment celle d’hier, c’est entendu. Mais là où elle a perdu en projection, elle gagne en sensibilité, en émotion, si bien que les textes nous parviennent chargés de saveurs inédites. Qu’il s’agisse de Je suis ainsi (véritable biographie !), Elle et lui ou encore L’affiche rouge, la chanteuse donne le sentiment de mettre sa vie en jeu à chacune de ses interprétations. Guillevic, Leprest, Aragon mais aussi Ferré, Ferrat, Genet, Brel et Paul Fort notamment sont au tableau de chant. Tout comme Bella ciao que Francesca n’avait jamais enregistrée auparavant. Sur des arrangements de Michel Précastelli et Nathalie Fortin qui ont favorisé avec bonheur une sobriété instrumentale, Les treize coups de minuit composent un florilège nécessaire.

David Desreumaux


Francesca Solleville
Les treize coups de minuit
EPM – 2019

Chronique parue dans le numéro 12 de la revue Hexagone.


 

Baptiste W. Hamon – Soleil, soleil bleu

Lorsqu’en 2016 Baptiste W. Hamon sort son premier album, cela fait quelque temps déjà que cet ingénieur de formation, aujourd’hui trentenaire, a raccroché les crampons pour se jeter dans L’insouciance de la vie de saltimbanque. Trop à l’étroit dans son bureau de La Défense, Baptiste Hamon a l’âme ailleurs, dans les plaines du far west, comme l’aurait chanté Yves Montand. Sauf que ses idoles à lui, Baptiste, s’appellent Townes Van Zandt, Hank Williams ou encore Johnny Cash. Pas étonnant alors que ce premier opus campe furieusement en terre country folk et se rassasie de grands espaces.

Baptiste W. Hamon aurait très bien pu répéter la recette – d’aucuns mènent carrière sans jamais changer un iota de ce qui les a faits. Lui a décidé d’aller là où on ne l’attendait pas exactement. Ce nouvel album, Soleil, soleil bleu, sans trahir la cause du folk-rock américain, décline sa géographie, prend la contre-allée et inhale d’autres contrées musicales teintées de pop (Je brûle) et d’électro à doses soutenables (Bloody Mary).

L’americana forme toujours l’ADN de Baptiste mais ici, peut-être plus que précédemment, transparaît sa culture chanson française. Du titre éponyme (clin d’œil à Pink moon de Nick Drake) nous parvient presque le timbre d’Yves Simon. Hervé, douloureuse et superbe, s’offre l’apparition de Christophe Miossec. Je brûle, J’aimerais tant que tu reviennes ou Comme on est bien, mélancoliques, rappellent le goût d’Hamon pour la poésie de Jacques Bertin, alors que l’album se clôt sur un hommage aux victimes du Bataclan (Le visage des anges). Finalement très français, ce folkeux !

David Desreumaux


Baptiste W. Hamon
Soleil, soleil bleu
BMG – 2019

Chronique parue dans le numéro 12 de la revue Hexagone.


 

Serge Utgé-Royo – La longue mémoire…

La longue mémoire… Une mémoire si longue – autant que sa carrière – qu’il faut bien à Serge Utgé-Royo ce dix-septième album de seize titres pour épancher sa soif d’humanité. Il en signe les textes, à l’exception de Ce mur n’est pas à vous, constitué de l’assemblage de deux pièces d’Eugène Bizeau. Léo Nissim, parfait compagnon de route, compose la plupart des musiques et dirige l’orchestre.

L’objet est beau, doté d’un livret généreux aux atours de florilège artistique, mêlant dessins, peintures choisies, photos et textes.

Chanteur « poélitique » et libertaire, Serge Utgé-Royo ne chante pas pour ne rien dire et porte haut la chanson d’opinion, celle que l’on dit en voie d’extinction – faire bouger les consciences ne serait plus dans l’air du temps ? Peut-être suffirait-il de regarder là où elle se trouve. Comment se faire entendre aujourd’hui quand les émissions de radio dédiées à la chanson n’existent plus sur le service public et qu’il faut aller les chercher sur Radio Libertaire, par exemple, un des derniers bastions à relayer la chanson de parole ?

C’est pourtant d’une voix paisible, fort d’une langue à la fois ouvragée et accessible, polie mais impertinente, que nous parle Utgé-Royo. Impertinente quand il faut l’être pour dire le destin de ces Petits étrangers, ces déracinés, comme lui ce fils d’exilés espagnols.

La longue mémoire… dit le lien fort à la vie, au bonheur du vivre-ensemble qui ne s’atteint que par la conviction, le combat de tous les instants. De toute une vie. Une vie d’utopie belle en diable.

David Desreumaux


Serge Utgé-Royo
La longue mémoire…
Noir coquelicot – 2019

Chronique parue dans le numéro 12 de la revue Hexagone.


 

Soan – 10 ans de cavale

Soan n’est pas un chanteur consensuel. Ses propos ou son humour sans filtre un peu borderline n’ont pas toujours été très bien reçus par les médias. De l’eau a passé sous les ponts et le temps passe vite : comme il ne fait rien comme les autres, il est temps pour lui de jeter un œil dans le rétroviseur après ses cinq albums en studio en dix ans de carrière. C’est le moment pour le Petit Prince en provenance de « La Nouvelle Star » de célébrer ses années de parcours en liberté, dans une tentative de réconciliation auprès de ses fans et des autres.

Avec ce best of, il revisite ses compositions à partir des versions voix-guitares d’origine réarrangées par Antoine Halet (Aston Villa, Amadou et Mariam). Soan propose ici ses plus beaux morceaux dans des versions réenregistrées : Emily, Parisiennes, Séquelles, Putain de ballerine, A tire d’aile, et d’autres plus récents comme Jupiter dans de nouveaux arrangements soignés, travaillés spécialement pour l’occasion. Sept chansons sont inédites dont A l’ancienne avec Tryo, tandis que le jeune guitariste Baptiste Ventadour qui l’accompagne sur scène lui offre Pacifier.

La poésie est intense et l’interprétation à fleur de peau dans une veine brélienne. L’énergie du désespoir et les textes introspectifs de ce fan d’Alain Bashung et de Têtes Raides démontrent l’influence persistante de Noir Désir et de Louise Attaque dans l’espace de la chanson française. Punk en diable, l’album est pensé pour les scènes de la tournée à venir.

Philippe Kapp


Soan
10 ans de cavale
One hot minute – 2019

Chronique parue dans le numéro 12 de la revue Hexagone.


 

Maud Octallinn – Sainte saucisse

Que voilà un bien étrange album, délicieusement barré aux confins de la chanson décalée et des spécialités culinaires pur porc ! Deux ans après un premier disque, celui-ci, gageons-le n’aurait pas dépareillé chez Boucherie Productions, ou tout du moins leur succursale Charcuterie Productions… À l’image de la pochette, voilà un opus où la dérision se prend follement au sérieux, à moins que ce ne soit l’inverse. Alors bien sûr, ces petites comptines grinçantes et gentiment fofolles ne sont pas à mettre entre les oreilles prudes de vos amis véganes. Ce disque nécessitera peut-être même plusieurs écoutes afin d’en savourer toute la substantifique moelle. La performance est probablement plus pertinente en scène, où la donzelle dévoile sans conteste toute la démesure de son original talent. Si on peut hésiter à l’écoute entre trouver le projet agaçant ou attachant, il n’empêche que le charme opère, emportés que nous sommes par la voix acidulée et haut perchée évoquant tour à tour les univers musicaux de Camille, Philippe Katerine, Cléa Vincent ou Léopoldine HH. Les titres Piano-saucisse-aligot ou bien encore Je suis une andouille permettent des arrangements à la hauteur de l’ambition de l’ensemble, rehaussés qu’ils sont d’une petite flûte à bec aigrelette ou d’un trombone chamarré. En bonus, une version décapante de Boire un petit coup et sa célèbre antienne : « J’aime le jambon et la saucisse. » Maud Octallinn, bientôt en tournée dans votre cuisine, en commençant bien sûr par Toulouse et Strasbourg.

Patrick Engel


Maud Octallinn
Sainte saucisse
Ratée productions – 2019

Chronique parue dans le numéro 12 de la revue Hexagone.


 

Keren Ann – Bleue

Bleue marque le grand retour en français de Keren Ann : un événement musical qui rappelle la sombre beauté et la richesse folk de La disparition, paru il y a plus de dix-huit ans.

Bleue est un album placé sous le signe de l’eau, cet élément vital à la fois rassurant et insaisissable. Keren Ann y chante « Le long fleuve où on envoie les fous », le bleu amer de Ton île prison, les bains de minuit métaphysiques (Nager la nuit), les abysses de la douleur (Sous l’eau), la quiétude marine des Jours heureux, sans oublier Bleu, qui à une lettre près donne son titre à l’album.

Le dernier opus de Keren Ann est une réelle odyssée musicale, pour reprendre un autre morceau de l’album (Odessa, odyssée). Mais ce voyage est aussi et surtout intérieur. Keren Ann, de sa voix délicate, parle d’abord et avant tout d’elle-même, de l’amour et de la vie à deux, évoquant tour à tour l’aliénation (Le fleuve doux), la beauté (Bleu), les séparations inévitables (Le goût était acide) ou impossibles (Nager la nuit), et finalement le bonheur des Jours heureux : « Ne vois-tu pas / Venir les jours heureux ? / Ils sont bien là / Et dire que l’on vivait sans eux / Jusque-là. »

Avec Le goût d’inachevé, Keren Ann propose également un étonnant et mordant duo avec David Byrne, ex-Talking Heads. Reprenant un célèbre dialogue entre Winston Churchill et Lady Astor, le duo chante avec une amertume non teintée d’humour les amours impossibles et l’art « de souffrir en secret » à deux : « Si j’étais votre femme / Je mettrais du poison dans votre verre / Si vous étiez ma femme / Je le boirais. »

Bruno Chiron


Keren Ann
Bleue
Polydor – 2019

Chronique parue dans le numéro 12 de la revue Hexagone.