François Lemonnier : Zabilababoué, d’Allain Leprest

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C’est l’événement de ce début d’automne, tous les mardi-mercredi jusqu’à mi-novembre au Théâtre Clavel : Zabilababoué, pièce rare signée par l’immense auteur de chansons – d’aucuns disent poète – Allain Leprest. Mise en scène par François Lemonnier, il s’agit de la première (et vraisemblablement dernière) incursion de l’auteur de La retraite dans une forme théâtrale « classique »* : des personnages – un père et sa fille – dialoguant dans un décor réaliste – un café/bistro. On n’y va donc pas écouter des chansons (même s’il y en a quelques-unes) mais entendre un texte sur la longueur. Voir s’exacerber deux sensibilités, assister à une tendre confrontation : celle d’un artiste, coco, charismatique et buveur (toute ressemblance serait évidemment fortuite…) avec sa fille, 18 ans, des rêves plein les mirettes et l’envie de mettre les voiles, non sans avoir réglé ses comptes avec ce pater trop « libre dans sa tête » pour avoir été papa-poule. Outre la redécouverte d’un pan méconnu de l’œuvre leprestienne, on y assiste à la naissance d’un duo de comédiens aussi improbable que remarquable : le chanteur JeHaN – qu’on n’aurait jamais imaginé jouer si bien un texte dramatique – et sa fille Zelda Cayrecastel, qui a l’âge du rôle et un tempérament artistique prometteur bien trempé. Pour évoquer cette réussite, on s’est entretenu (par mail) avec François Lemonnier, complice d’Allain sur Parol’ de manchot, qui s’apprête à remettre le couvert avec un disque et un livre consacrés aux textes et dessins de son ami. Il évoque ici son rôle de metteur en scène de ce superbe spectacle.

François Lemonnier par Olivier Umhauer

 Zabilababoué a été joué à quelques occasions au début des années 2000 par Allain et son épouse Sally – qui incarnaient respectivement le père et la fille. Connaissais-tu ce texte ?
C’est JeHaN qui me l’a apporté, j’avais eu vent de son existence mais ne l’avais ni lu, ni vu.

Comment définirais-tu cette pièce ?
Je la qualifierais d’exercice d’équilibriste funambule. Allain s’est aventuré sur un territoire où son habileté à écrire des chansons ne suffit plus. Il disait souvent : « je suis un coureur de 100 mètres, pas un marathonien », pour faire référence aux romanciers. Dans cette pièce, il a ouvert la porte à des confidences et introspections concernant sa vision de sa paternité et de l’accompagnement d’un enfant, d’une famille. Contrairement au Gardien du phare – autre pièce d’Allain, que j’ai vue jouée plusieurs fois par le formidable Jean Luc Guillotin – où l’écrivain laissait souvent place au poète, je reconnais dans Zabilababoué l’auteur structuré ne laissant rien au hasard, cherchant le mot le plus ramassé en s’octroyant la longue distance. C’est l’une des œuvres où, à mon avis, il s’est le plus éloigné d’une écriture par images.

Dans le dossier de presse, JeHaN rapporte que ce texte part d’une base très autobiographique. Peut-on apprécier ce texte sans connaître la vie et l’œuvre de l’auteur ?
Allain était très pudique sur ses émois intimes, sa famille, ses problèmes de santé – en tout cas avec moi. Ici, on peut évidemment déceler des choses intimes sous les masques de l’humour, du lyrisme, de la colère et de l’emphase.  On sent le costume d’Arlequin avoir des accrocs par moments et perdre quelques losanges pour montrer des parties de peau nue. Mais cela dépasse la simple autobiographie : il romance et confère à la pièce une sorte d’universalité – chaque papa s’y reconnaîtra… et chaque fifille aussi !

Ce texte apporte-t-il un nouvel éclairage à l’œuvre déjà connue de Leprest ?
Ce texte me prouve, une fois de plus, qu’Allain était d’une intelligence rare. Bien sûr, parler de l’intelligence de quelqu’un oblige à adopter soi-même une posture de juge… Alors, pour ne pas paraître présomptueux, je dirais que je le trouvais beaucoup plus intelligent que moi et que ses avis avaient, en ce qui me concerne, force de conseils. J’ai été très secoué en lisant la pièce et j’avoue que je pleure lorsque JeHaN et Zelda subliment le texte par leur jeu. J’ai connu un Leprest loin de Paris, au calme dans ma campagne de la Manche où le temps était consacré à la création de peintures et de chansons. Cette pièce augmente la tendresse que j’avais pour lui au travers de cette sorte d’auto-analyse psychologique. Mais qui reste universelle, je le répète. Ca veut dire qu’on peut recevoir cet écrit sans connaître le chanteur, ni avoir connu l’homme.

Comment met-on en scène des artistes qui ne sont pas comédiens ?
J’ai eu de la chance que Zelda et Jehan me demandent un coup de main pour la mise en scène : les connaissant, j’étais d’emblée en confiance. Zelda est une « nature ». Malgré ses 17 ans quand nous avons démarré le boulot, elle a plongé dans le rôle sans savoir s’il y avait de l’eau dans la piscine. Elle a confiance en son rayonnement qui (pour filer la métaphore nautique) fabrique de l’eau là où elle arrive. Elle est elle-même écrivaine et littéraire, et chaque jour est une découverte de sensations qui la nourrissent. Si bien qu’actuellement, après des mois de travail, elle a incroyablement mûri. Et ce n’est pas fini !
JeHaN, je savais qu’il était comédien… et ma chance était que lui ne le savait pas. Il est à l’aise dans le mot chanté, a un magnifique timbre dans le mot parlé et son grand corps est en équilibre sur la Terre. Tous les ingrédients, à mon avis, pour entamer une « mise en corps » de la pièce. Il faut préciser que tous les deux viennent du Sud-Ouest, et ont par conséquent un phrasé qui mange la langue lentement sans avaler les mots. Tout le contraire des Manchots!

Quelle était ton idée de la mise en scène ?
Pour moi, elle est contenue en filigrane dans le texte, je n’ai pas l’impression d’avoir fait grand-chose dans ce domaine. La dialogue a lieu à une terrasse de café – le ring préféré d’Allain – donc une table et deux chaises deviennent les partenaires idéaux. L’idée forte de la pièce est que c’est un monologue déguisé en dialogue ; l’auteur a donné des indices là-dessus – sans même parler de la chute, qu’on ne révèlera pas. Il faut arriver à marcher dans les pas de l’écrivain sans lui marcher sur les pieds. Tout ce qui pouvait nuire au mot me semblait à proscrire. Donc pas de lumières qui se voient, pas de décors faisant les intéressants, pas de grands gestes théâtraux. Seulement jouer avec le corps massif de JeHaN et le côté « fée Clochette qu’on n’attrape pas avec du vinaigre » de Zelda.

© Denis Dupas

Est-ce que le texte est facile à dire ? Comment les artistes se le sont-ils « mis en bouche » ?
Le texte est très difficile à envoyer, je trouve. Il y a des associations d’idées qui ne sont pas courantes, qui n’appartiennent qu’à l’auteur et qui concourent aussi à son originalité. Allain a tout de même facilité la tâche en glissant des rimes dans sa prose – péché mignon d’un poète – mais cela impose alors de se glisser dans une métrique, sinon, gare au dérapage. Les deux comédiens ont été opiniâtres : le texte est rentré comme une lettre à la poste chez Zelda… et comme un gros recommandé chez Jehan. Ca tombe bien, dans cette pièce, il joue le rôle de l’auteur. C’est une sorte de mise en abyme : ce qui se joue s’écrit et ce qui s’écrit se joue.

Où avez-vous répété ?
Nous avons bénéficié d’un bel atelier pour travailler, le Relais Culturel du Pays de la Baie à Ducey, dans la Manche. C’est un lieu de résidences d’artistes où les aspects scéniques, techniques, peuvent être peaufinés sereinement. Il existe cinq lieux comme ceci en Normandie, nous nous battons pour qu’ils continuent à rendre cet immense service – mais le balancier politique remet souvent en cause ce qui, jusque-là, fonctionnait bien. Nous avons aussi travaillé aux Sables d’Olonne et à Ivry-sur-Seine. Zelda et Jehan bénéficient aussi de regards extérieurs et de conseils pertinents d’amis : je pense qu’il est important de ne pas rester sous la férule d’un metteur en scène – sous réserve, bien sûr, que les avis ne se baladent pas du nord au sud.

Le fait d’être véritablement père et fille a eu une incidence sur le travail ? Y ont-ils projeté leur propre vécu familial ?
Je pense que le fait que JeHaN soit le père de Zelda facilite les choses pour la mise en scène. Deux personnes étrangères auraient joué différemment, peut-être de façon plus distanciée. Ils ne seraient certainement pas entrés si vite dans la complémentarité du duo. Ca aurait été autre chose, sans doute très bon aussi. Mais il faut rassurer le public: ils ne vont pas assister à un règlement de compte à la Festen entre fille et papa ! Les deux comédiens sont pros et investis dans leurs rôles propres. Le texte est là avant tout.

Comment définirais-tu le personnage masculin? Artiste libertaire ou père inconséquent? Est-ce une autocritique de la part de l’auteur?
Je vois le personnage masculin perclus de regrets et piégé par le temps mais rempli d’amour pour sa fille, pour la famille et pour les gens. Ne cherchant jamais à trouver les raisons qui pourraient vraiment excuser une absence d’accompagnement paternel, il montre qu’il ne se dérobe pas à la critique ni à son autocritique. Il faut bien se mettre à l’esprit que Allain écrit une pièce mais ne se regarde pas pédaler, c’est-à-dire qu’il ne raconte pas les détails familiaux intimes. Ce qu’il y a d’intime, c’est l’analyse pointue de rapports humains. La dissection d’un rapport père-fille, prenons cela comme une fiction finement décrite. On ne peut traiter le père d’inconséquent, car peu de pères inconséquents montreraient tant d’amour et passeraient tant de temps à disserter.

La pièce pose le dilemme d’un homme libre, communiste, « qui se tient droit », à qui l’on reproche d’avoir été odieux. Y vois-tu une critique de la pensée ou du mode de vie libertaire? De l’état d’artiste ? Peut-on être grand artiste sans avoir trahi les siens?
Je pense que les spectateurs pointus iront vers ces réflexions-là. Je ne veux absolument pas analyser le texte sous ces angles, ce serait briser la pièce et priver le spectateur de ses propres interprétations. Je botte en touche. Laisser les siens pour l’Art a fait les gorges chaudes d’éditeurs et de journalistes quand les héritiers de Picasso s’y sont mis. Mais l’œuvre de Picasso reste l’œuvre de Picasso…

© Martine Maurange

L’idée de « divinité », exclue de la pensée communiste du père, revient en force (en farce?) dans le discours de sa fille. Esprit de contradiction ?
Le personnage féminin est très fort et va comme un gant à Zelda. D’un coup de balai, elle devient facétieuse et s’invente ce dieu pour se moquer du père. Allain a dû bien rigoler en écrivant cette tirade.

As-tu procédé à des modifications entre la première au Forum Léo Ferré, le 25 mars, et aujourd’hui ?
Plus on avance, plus on entre dans des finesses de jeu, de tons, de prosodies à la manière d’un tableau que l’on reprendrait, même après le vernissage – à l’instar d’un Bonnard qui venait au Louvre avec des pinceaux cachés pour retoucher ses toiles.

Patrick Piquet parlait d’une captation vidéo en vue d’un DVD. Où en est ce projet ?
C’est en discussion. Je ne suis pas producteur du spectacle, juste une partie du rouage. Mais Patrick, via les éditions Piqu & Colégraph, vient d’éditer le texte, il est disponible**.

Comment avez-vous choisi les trois chansons qui rythment la pièce ? Était-elle trop statique, pour avoir besoin d’y inclure du chant qui n’y figurait pas au départ?
Allain a indiqué trois parties dans la pièce. Les virgules de chansons sont bienvenues et les textes sont d’Allain jeune et de Zelda, qui le rejoint dans cette précocité artistique.

L’inédit de Leprest, Tu voudrais tout savoir, date de la fin des années 70/début 80 et figurait parmi des textes retrouvés par Didier Dégremont. Tu as toi-même puisé à cette source, dernièrement, pour mettre en musique La dame sur la boîte à sucre, un autre inédit. Comment qualifierais-tu l’écriture du jeune Leprest ?
Fulgurante. Il a eu très vite ça en lui, la BD réalisée à 14 ans, ses peintures et textes d’adolescence en témoignent. Ce doit être difficile de vieillir et de continuer à créer du plus beau, quand on a mis soi-même, dès le début, la barre si haut. Le clignotant pour se dépasser doit être dur à trouver.

Zelda a écrit les deux autres chansons. Qu’est-ce qui te séduit dans son style ? A-t-elle, comme son père, la fibre musicale ?
Zelda me flingue par son culot et sa maturité. Ca ne veut pas dire qu’elle est plus vieille que son âge, je veux juste dire qu’elle tire tout vers le haut, tout le temps ; elle en serait fatigante si elle n’avait pas l’humour qui va avec… Elle a déjà des stratégies d’action politiques là où ses pairs n’ont que des crises d’adolescence. Son écriture est intéressante car elle nous donne à entendre le reflet d’une société en déliquescence vue par quelqu’un qui n’est pas désespéré. Elle ne nous reproche même pas de lui avoir laissé ça, nous, les vieux. Elle chante naturellement, la violoncelliste Cécile Girard lui a dit de ne pas travailler sa voix pour garder cette fibre. Je n’ai pas connu Jehan jeune – bien que l’on ait le même âge – mais je pense qu’elle a, comme lui, un talent  brut dénué de doute mais empreint d’une éthique artistique qui la conduira à faire les bons choix sans tomber dans le désir de célébrité à tout prix.

© François Lemonnier

Où en es-tu, toi-même, de tes projets musicaux ?
Je termine mon disque 100% guitare qui sortira en vinyle, il s’appelle Avion. Je peaufine aussi l’album Bandits-Manchots, avec les textes qu’Allain avait laissé chez moi : il devait sortir chez PIAS/ Harmonia Mundi (ainsi qu’une réédition de Parol’de Manchot et de mes disques jeune public) mais ça semble s’être compromis tout dernièrement. J’aurais vraiment aimé que son œuvre reste dans cette belle maison. Hélas, parfois les volets d’une maison ne font pas que fermer les yeux : ils ferment aussi les oreilles. Allain écrivait pour des gens sensibles et curieux, pas pour ceux qui labourent large mais peu profond.

Tu étais présent à la première au Théâtre Clavel. Vas-tu accompagner tes acteurs tout le mois de représentations, ou es-tu prêt à les « lâcher dans la nature » ?
Pour des raisons professionnelles, je suis contraint de les lâcher un peu mais je pense qu’ils avancent tous seuls aussi. La scène a cela d’intraitable : la sanction est directe, contrairement au cinéma ou aux autres arts du visuel. J’ai hâte de les retrouver, plutôt pour tenter de répondre à leurs questions qu’imposer des réponses. Je respecte et j’aime les côtés sauvages et têtus de JeHaN et Zelda : sur cet aspect-là, au moins, c’est bien que la filiation génétique existe !

Zabilababoué, au théâtre Clavel à Paris tous les mardis et mercredis du 3 octobre au 15 novembre
(relâche les 17 et 18 octobre)

* Les autres œuvres théâtrales d’Allain Leprest, Le gardien du phare (que Jean-Luc Guillotin remontera bientôt) et Boa Bonheur (ébauche de pièce avec dessins et chansons) tendent plus vers le monologue poétique ou le dialogue absurde.

** Editions Piqu & Colégraph 40 rue Marat, appartement 1451, 94200 Ivry-sur-Seine, 13€

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